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un lent dénaturement, une insensibilité progressive, notamment du sens de la beauté et de l’art, rendant nécessaire, chez la plupart des hommes, une nouvelle création de ce sens par une éducation appropriée.

Il est des êtres qui possèdent intensément le sens de la beauté et de l’art, mais chez qui il ne se découvre que par une sorte de révélation naturelle ou cultivée, quand ils se trouvent, pour la première fois, devant certains spectacles de la nature ou certaines manifestations de l’art. Ils éprouvent alors une émotion nouvelle pour eux, et la répétition de ces spectacles ou de ces manifestations, l’observation critique qu’elle suscite, multiplient, varient, amplifient leur émotion et en font un sens de plus en plus éclairé. D’autres sont, au contraire, entièrement dépourvus du sens de la beauté et de l’art ; ils cherchent vainement à l’acquérir ou à donner l’illusion qu’ils le possèdent. Ils sont les pédants et les sots qui admirent sur la foi des autres. Les premiers sont naturellement des artistes, comme le primitif sculptant un morceau de bois ou soufflant dans un roseau. Eux seuls sont créateurs de pensée, d’art, d’harmonie. Les autres sont des snobs qui font toutes les grimaces esthétiques sans jamais en recevoir une véritable émotion ni leur donner une expression originale.

On a prétendu, bien à tort, que le sens de la beauté et de l’art est l’apanage de l’humanité et de la civilisation. Non seulement il est possédé plus sûrement par l’homme primitif que par le civilisé, mais il a été constaté d’une façon aussi certaine chez l’animal dont l’état de primitivité est, ou du moins semble être, encore plus grand. Ce sens est d’autant plus répandu dans toute la nature qu’il est, comme les autres sens, physiologiquement plus exercé et, psychologiquement, moins déformé par des conventions arbitraires. Il n’y a aucune raison pour que ce sens soit en infériorité chez les animaux, alors que les autres sont, chez eux, si éminemment supérieurs par leurs organes plus nombreux et surtout plus perfectionnés que chez l’homme. Ainsi, l’ouïe est incomparablement mieux servie par la mobilité du pavillon de l’oreille externe chez tous les animaux qui possèdent cet organe, et par l’appareil vibratoire de ceux, les poissons en particulier, qui n’ont pas d’oreille externe. De même pour la vue dont l’organe est, pour certains, sur toute la surface du corps. Parmi ceux qui ont des yeux, il en est qui sont pourvus de plusieurs paires. Les yeux pédonculés de nombreuses espèces leur permettent de changer la direction de leur vue. Les yeux rétiniens des insectes sont enrichis de facettes qui vont jusqu’au nombre de 24.058 chez la mordelle. La mouche commune en a 4.600 à chaque œil, et le papillon 17.355. Un grand nombre de mammifères voient de nuit comme de jour. Pour le tact, il atteint une subtilité infinie grâce à la multiplicité de ses organes distribués sur tout le corps, notamment aux poils et aux plumes. L’odorat n’est pas moins subtil, servi aussi par des organes nombreux. Enfin le goût, demeuré naturel et qui n’est pas perverti comme chez l’homme par toutes les drogues et les falsifications de la chimie alimentaire, permet toujours à l’animal de discerner l’aliment utile et le nuisible. On peut faire d’un animal un gourmand et même un gourmet ; on ne réussira à l’empoisonner que par une ruse qui mettra son flair en défaut. Le Docteur Ph. Maréchal, dans son ouvrage : Supériorité des animaux sur l’homme, a abondamment démontré cette supériorité en ce qui concerne les sens, et exposé, en même temps, ses répercussions esthétiques et morales chez nos frères appelés « inférieurs ».

Par un phénomène dû à l’excitation factice et toujours plus grande des centres nerveux de l’homme, ses sensations, localisées dans ces centres, sont plus vives mais aussi moins durables que celles de l’animal. Elles sont condensées plus promptement, mais moins profondément, dans sa masse encéphalique nerveuse, alors qu’elles sont disséminées dans les organes des ani-

maux. L’acuité de la sensibilité humaine, artificiellement provoquée et surexcitée, a remplacé de plus en plus la lente expérience et la mémoire qui en conservait les leçons. L’homme, de moins en moins réfléchi, a été de moins en moins capable d’établir pour lui et autour de lui une vie harmonieuse. Il est devenu ainsi, pour le monde entier comme pour sa propre espèce, une véritable terreur. Il a entre autres bouleversé toutes ses notions esthétiques instinctives pour détruire, au lieu de les entretenir, avec les sources de la vie, les joies qui sont ses seules raisons de vivre. Quelle joie plus ardente, plus enivrante, peut-il être que de sentir la féerie de la nature, d’écouter, dans le calme de la nuit, les frissons des feuillages, le chant solitaire du rossignol, du grillon, du crapaud, d’entendre le cri de l’alouette saluant le lever du jour ?… Il y a des gens qui tuent, pour le plaisir, le rossignol, le grillon, le crapaud, l’alouette, ou qui font taire leur chant par les gargouillades de la T. S. F. ! Déjà insuffisamment doué, dans bien des cas, pour « la lutte pour la vie » et ayant, plus que bien des animaux, besoin de réaliser « l’entente pour la vie », l’homme s’est appliqué à aggraver ses déficiences naturelles devant les forces hostiles et les obstacles à vaincre, en composant une civilisation de plus en plus anti-naturelle et anti-sociale.

Les particularités du sens de la beauté et de l’art dans ses rapports avec la civilisation ont fait naître les théories les plus abracadabrantes, soutenues par de pontifiants imbéciles, de faux artistes, et traduites dans des œuvres qui ne sont que des monuments de la sottise humaine au lieu de représenter le génie humain, C’est au nom de la science esthétique que ces théories ont été enfantées et qu’on s’est appliqué à les justifier. Ce fut le philosophe Baumgarten qui eut, au XVIIIe siècle, l’idée de formuler une science du Beau à laquelle il donna le nom d’Esthétique. Pour cela, il sépara, dans sa théorie, la « connaissance sensorielle » ou « connaissance sensible », de la haute philosophie ou « connaissance intellectuelle ». L’esthétique était une « gnoséologie inférieure » qui ne dépassait pas l’entendement des sens alors que la « Gnose », ou science supérieure, régnait dans les plus grandes hauteurs de l’esprit. Le Beau, perfection sensible, était inférieur au Bien, perfection rationnelle. Le Beau était dans la nature, à la portée des facultés humaines ordinaires. Le Bien était au-dessus de la nature et des facultés ordinaires, dans le domaine de la morale, c’est-à-dire de la pure spéculation spirituelle. C’était là une nouvelle façon d’appliquer la métaphysique du divin élevé au-dessus de la nature. On laissait à celle-ci le Beau, notion inférieure qu’on séparait du Bien, notion de la divinité. L’esthétique, perfection matérielle et sensible, n’était plus associée à l’éthique, perfection spirituelle et imaginative, comme dans l’antiquité païenne. Celle-ci, dans son enivrement panthéiste, avait confondu les hommes et les dieux, le Beau et le Bien dans la même perfection matérielle et spirituelle. Elle n’avait pas distingué entre la beauté des êtres et des choses et la beauté morale, entre le bien sensible et le bien rationnel. La philosophie d’inspiration chrétienne sépara le Beau-nature et matière du Bien-divinité et esprit.

Cette distinction métaphysique fut le point de départ de toute une logomachie où la notion du Beau fut noyée dans des théories qui ne furent pas plus sensibles que rationnelles. Il fut bon de s’en garder pour conserver la fraîcheur de ses sensations et des émotions du Beau, et ce fut de plus en plus nécessaire. Sans repousser toute culture esthétique, car ce serait refuser la multiplication, la variété et l’intensité des sensations et des émotions d’art, nous devons nous garder des abstractions qui ne sont que de la sottise. Il vaut mieux posséder la primitive et naïve fraîcheur d’âme de Margot qui pleure au mélodrame, que d’être un de ces prétentieux et vides imbéciles applaudissant, pour se donner