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toire des États dits démocratiques qui ne nous laisse pas moins malheureux que nous ne l’aurions été avec une Victoire du parti opposé, a démontré que c’est nous qui avions raison, et détruit jusque dans sa racine la maléfique illusion ; mais à quel prix et avec quel amoindrissement de ceux qui la caressèrent de nouveau, après l’avoir dénoncée et anathématisée pendant cinquante ans…

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Les anarchistes sont contre la guerre, contre toutes les guerres. Ils sont antimilitaristes, parce que la guerre est la fin logique, inéluctable du militarisme. Quelles que soient les circonstances, quelles que puissent être les conséquences d’un conflit armé entre États capitalistes, les anarchistes, à quelque nation qu’ils appartiennent, ne doivent pas collaborer à la défense nationale. S’ils y sont contraints et forcés, ils ne doivent pas, du moins, lui donner l’appui de leur consentement volontaire, ni se déclarer solidaires de leurs concitoyens, pour s’opposer à l’invasion du territoire ou pour le libérer s’il est envahi. Ils ne doivent, pas davantage prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants, ni rechercher si la victoire ou la défaite de l’un ou de l’autre peut être dommageable ou non aux idées de liberté et d’émancipation politique, économique et sociale, étant admis, une fois pour toutes, que les guerres sont des querelles de gouvernements capitalistes, et que le sort des peuples y est toujours également sacrifié, quelle qu’en soit l’issue.

Gardons-nous de nous laisser abuser par le mirage du moindre mal, de nous laisser entraîner par les contingences, pour nous souvenir uniquement que le moindre mal sera toujours aussi néfaste pour les peuples, pour le prolétariat, pour la liberté, et gros des mêmes horribles conséquences pour l’avenir ; et, aussi pour laisser toute leur responsabilité aux gouvernements et aux classes dominantes, évitant tout acte de complicité, avec ceux-là ou celles-ci, et tâchant, au contraire, de nous préparer et d’être en situation de tirer le meilleur parti des événements pour notre cause révolutionnaire. »


Quoiqu’il n’y ait pas eu, dans l’esprit de Fabbri, la moindre animosité, voire même d’hostilité préconçue contre les signataires de la Déclaration des Seize, il n’en reste pas moins vrai qu’avec netteté et précision, L. Fabbri situait le problème dans ses termes exacts et précis, dans le cadre qui lui est propre.

Pour écarter les éléments inutiles et erronés qui pouvaient surgir à la suite de la publication des articles de Fabbri, parus dans « La Protesta » de Buenos-Ayres, l’auteur avait tenu, dans une lettre, à signaler la double traduction italien-espagnol, espagnol-français, qui pouvait créer quelque équivoque avec son texte premier.


Auguste Bertrand, dans le n° 39 de « Plus Loin » (juin 1928), commentait le point de vue de Fabbri en ces termes :

« Au regard des anarchistes croyants, j’appartiens à une catégorie de réprouvés, qu’il n’est pas possible de convertir, mais je ne suis pas voltairien ; je veux dire que, n’ayant pas la foi, je ne cherche pas à la. détruire chez ceux qui l’ont. D’ailleurs, ces disputes ne sont d’aucune utilité, elles n’aboutissent qu’à chagriner sans entamer les convictions. Je ne ferai donc pas, mécréant, grief à Fabbri de son absolutisme doctrinaire, qui prétend enfermer la conscience anarchiste dans quelques formules très simples, hors desquelles il n’y a pas de salut. Je n’essayerai pas de lui démontrer que, dans le cas d’une coalition européenne, contre la Russie Soviétique, la place de combat des anarchistes serait dans les rangs de l’armée rouge. »

Signalant à Fabbri l’étiquette anarchiste-d’État dont

il gratifie les signataires, afin de mieux concrétiser sa pensée, Bertrand essaie de montrer l’impropreté de cette désignation :

« Les interventionnistes, comme il les appelle, ne se sont pas solidarisés avec quelques gouvernements, ils ne se sont pas portés caution pour eux, devant les peuples ; ils ont fait exactement l’opposé. Ils se sont solidarisés avec les peuples et, loin de se porter caution pour quelques États, ils ont, au contraire, éveillé la suspicion des peuples contre ces États ; quant à leur illusion de sauver quelques atomes de cette liberté démocratique, qui fait encore terriblement défaut à tant de peuples, à laquelle ils ont la faiblesse de tenir, tout en on dénonçant le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité, que Fabbri ne s’y trompe pas : cette illusion, ils l’ont toujours, naïve si l’on veut, mais non anti-anarchiste. »

Bertrand tient à mettre en lumière un second point de la thèse de Fabbri et, pour cela, il dit :

« L’idéal communiste-anarchiste est, à la fois, la plus orgueilleuse revendication de la personnalité et la plus entière expression de la solidarité des individus. Je dis : à la fois, le choix n’est pas permis entre les termes jumelés, de cette double définition. Or, l’anarchie n’est pas une abstraction, ce n’est pas un système. Elle n’est pas née, toute de noir et de rouge vêtue, dans le cerveau d’un homme de génie. C’est un phénomène social qui se dégage et se précise peu à peu des efforts instinctifs d’abord, irraisonnés de la communauté humaine, tendant à assurer à la totalité des individus, les meilleures possibilités d’existence matérielle, intellectuelle et morale….Je n’affirmerai pas que tous les anarchistes partagent cette conception, mais ce qui lui donne une certaine force, c’est le caractère profond des idées libertaires et l’impossibilité de les dissocier de ce que Fabbri appelle les « contingences ». Cette aspiration universelle vers un meilleur devenir, les anarchistes ont précisément le mérite de l’avoir libérée des formules et des systèmes, et de montrer le but final auquel elle tend. C’est parce qu’ils le distinguent clairement qu’ils sont à l’avant-garde de l’humanité, en marche vers ce but ; et lorsqu’un obstacle imprévu se dresse en travers du chemin, il ne leur est pas loisible de s’asseoir sur le revers du talus et d’attendre que le gros des troupes ait écarté l’obstacle et déblayé la route. Aux anarchistes, plus impérieusement qu’à tous autres, s’imposait le devoir de résister au coup de force du militarisme allemand. »

En conclusion de son intervention dans le débat relatif au Manifeste des Seize, Aug. Bertrand écrit :

« Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, c’est que la victoire des Alliés a porté un coup mortel au militarisme allemand. Quant au militarisme français, nous le combattons comme tous les militarismes ; mais, depuis 1870, il n’a jamais été assez puissant pour constituer un danger pour la paix du monde ; s’il venait à en être autrement, je doute que ce pays refasse l’unité spontanée qu’il a faite, en août 1914, contre l’envahisseur allemand, et avec laquelle en mon âme et conscience d’anarchiste, ma qualité de citoyen de la nation envahie me dictait le devoir de me solidariser. »


Ces paroles d’Aug. Bertrand nous laissent rêveurs, car elles montrent jusqu’à quel point certains éléments se réclamant de l’anarchie ont, de la situation internationale, une conception erronée et partiale. La question des responsabilités envisagée sous l’angle purement bourgeois, contredit même cette façon, de voir ; car, pour ceux qui ont étudié les documents exhumés des archives secrètes de certains régimes abolis, la part de complicité de chaque État dans le conflit de 1914-1918 est désormais établie. C’est un non-sens, alors, de se