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sous une arche de viaduc, sous un hangar, dans un magasin ou un atelier abandonné, des salutistes s’installèrent qui lurent un verset du Nouveau Testament, le commentèrent à la bonne franquette, chantèrent des cantiques sur l’air de chansons il la mode, accompagnant les refrains, les chœurs, les soli et les duos d’instruments qui n’avaient que de lointains rapports avec l’orgue ou l’harmonium — cornets, trombones, saxhorns de toute taille, tambourins, caisses, etc. — et racontèrent comment leur conversion avait transformé leur vie. Tel ivrogne incorrigible était devenu un ardent abstinent ; tel qui battait sa femme comme plâtre, s’était mué en un agneau ; tel autre, pilier de prison, s’était transformé en un honnête homme, qui serait mort de faim plutôt que de toucher un sou ne lui appartenant pas. Cette prédication éveilla l’attention, la curiosité et, il faut bien ajouter, l’hostilité. Les mauvais garçons de l’est de Londres poursuivaient de leurs sarcasmes, de leurs injures et de leurs cailloux les défilés des salutistes, couvraient leurs chants de leurs hurlements, dispersaient brutalement leurs fanfares, rendaient impossibles leurs réunions, à l’intérieur des salles ou en plein air. Ce fut l’époque héroïque de l’Armée du Salut, celle où, pour narguer sa pauvreté apostolique, on promenait en avant et en arrière de ses cortèges, des placards portant comme inscription les mots « The Starvation Army » (L’armée de la famine), ridiculisant ainsi son appellation officielle de The Salvation Army.

L’Armée du Salut n’avait pas seulement contre elle la lie des quartiers populaires où elle opérait ; les églises établies persécutaient les salutistes, que leurs ministres accusaient de caricaturer la vraie religion avec leurs drapeaux sur lesquels se détachaient en lettres flamboyantes la devise « Blood and Fire » (Sang et feu), leurs costumes et leurs commandements militaires, leurs extravagances verbales ou musicales, leurs convertis sortis de la populace. Il faut dire aussi que la nouvelle organisation ne se confinait plus à Londres ; elle rayonnait à travers toute l’Angleterre, elle s’installait aux États-Unis, elle débarquait dans les autres pays protestants ! Dans les protestations et les critiques des autres sectes religieuses, il se glissait de la jalousie et de l’envie. Parfois assez basse. De leur côté, les autorités civiles en voulaient aux soldats de William Booth de provoquer le tumulte, d’entretenir le désordre. « Certains officiers » zélés, comme les Pierre et les Paul du Christianisme primitif, résistèrent « en face » aux magistrats. On en jeta en prison, peu de temps il est vrai. En Suisse même, ce pays où cent sectes trouvent un abri, le salutisme engendra des troubles ; le vieux château de Chillon hospitalisa quelques semaines une officière, la « capitaine » Stirling — d’origine écossaise, si nous nous souvenons bien. De leur côté, les salutistes ne se laissaient pas faire. C’est ainsi qu’ils brisèrent les scellés posés par ordre du Grand Conseil sur les portes de leur salle de réunion, à Neuchâtel.

Voilà tracée, à grands traits, la première phase de l’histoire de l’Armée du Salut, jusqu’à la mort de Catherine Booth en 1890. À ce moment-là, on commençait déjà à s’accoutumer aux originalités de cette organisation et ses excentricités s’intégraient dans le train-train quotidien de la vie des pays protestants. Mais William Booth ne s’intéressait pas seulement à l’âme des pécheurs. Il se préoccupait de leur situation temporelle ; à sa manière, il se souciait de leurs misères sociales. En cette même année 1890, il lança un livre : In darkest England and the way out (Dans l’Angleterre la plus ténébreuse et le moyen d’en sortir), qui fit plus pour sa renommée que toute sa prédication évangélique. C’est qu’en Angleterre — dans les périodes de prospérité comme dans les époques de crise — il a toujours existé une nombreuse classe déshéritée et des bas-fonds (Slums) : The submerged tenth : le « dixième

submergé ». Si l’exposé de William Booth était palpitant, le remède proposé était simpliste. Il consistait à procurer du travail aux inoccupés, grâce à l’intervention des classes riches, mandatant des institutions de relèvement économique ou moral, telle l’organisation qu’il dirigeait. Dès ce livre paru, multipliant ses œuvres sociales (maisons de relèvement pour filles perdues, asiles de nuit, restaurants et hôtels populaires, bureaux de placement, fabriques, ateliers, colonies agricoles, tant dans la métropole que dans ses dépendances, etc.), l’Armée du Salut va s’efforcer sinon de supprimer le paupérisme, tout au moins d’atténuer la misère sociale. Partant de ce principe que celui qui a recours à son assistance doit, par son travail, récupérer la dépense qu’il occasionne, l’Armée du Salut se défend de faire l’aumône, elle consent une avance à rembourser sur le travail qu’elle fournit.

Les Œuvres sociales prendront désormais une telle, importance dans l’organisation créée par le Général Booth — maintenant répandue dans toutes les parties du monde blanc, jaune, noir, éditant des journaux, des tracts, des brochures en de nombreuses langues — qu’elles viseront à reléguer au second plan l’œuvre spirituelle. Les classes aisées et les gouvernants, voyant dans l’Armée du Salut un nouveau moyen d’apaiser les exigences de ceux que la faim et les privations prennent à la gorge, lui accorderont leur appui pratique. C’est pourquoi Williarn Booth trouva cent mille livres sterling à la suite de la publication de son livre ; c’est pourquoi l’Armée trouve des réponses à ses appels quand elle sollicite des fonds pour édifier quelque « palais » qu’elle présente comme un extincteur de paupérisme : les classes dirigeantes savent fort bien qu’assagie, pacifique, absorbée par son activité à la fois religieuse et humanitaire, l’Armée du Salut enseigne la résignation à l’ordre social actuel et que ses représentants officiels, parce que la vie de leur œuvre en dépend, s’attacheront à éteindre toute étincelle de révolte qui couverait encore dans le cerveau du sans-travail ou du sans-logis qui vient frapper à la porte de l’une quelconque de ses institutions.

Les Églises se sont réconciliées avec l’Armée du Salut ; elle n’est plus dangereuse pour l’ordre établi et cela explique pourquoi Édouard VII reçut William Booth quelque temps avant la mort de celui-ci (1912).

Nous avons fait allusion à la constitution militaire de l’Armée du Salut, qui présente une ressemblance marquée avec celle de certains ordres religieux catholiques. si bien que, se rattachant au protestantisme orthodoxe quant au dogme, elle s’apparente au catholicisme quant à l’importance qu’elle attache aux œuvres et à sa. hiérarchie. Au sommet, un chef suprême dénommé général (le titre Maréchale porté par Miss Catherine Booth — plus tard Mme Booth-Clibborn — n’était qu’une dénomination destinée à frapper l’esprit public), aidé par un chef d’état-major, contrôle l’activité de l’Armée du Salut dans le monde entier et ses ordres ne souffrent aucune contradiction. Au-dessous du général et du chef d’état-major qui surveille l’exécution de ses décisions, un quartier général comprenant de nombreux départements et occupant un personnel très important. Ce quartier général, situé à Londres, est Ie centre de l’administration de l’Armée. À partir du Général, s’échelonne une hiérarchie de grades : des Commissaires, placés à la tête des services les plus importants ou envoyés dans les différents pays où est installée l’Armée, pour les diriger. Des colonels, des lieutenants-colonels, des brigadiers, parmi lesquels se recrutent les secrétaires généraux des commissaires, etc. ; des majors, des capitaines d’état-major, des adjudants, des enseignes qui dirigent les provinces, les divisions, les districts, les sections, entre lesquels sont partagées les contrées où opère l’Armée ; un état-major subalterne auquel sont aussi confiés des missions tem-