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leur hésitation peut se comprendre quand l’unique remède réside dans la destruction de chaque entrave gouvernementale et le déchaînement de la Révolution Sociale. Mais cette hésitation est incompréhensible dans le cas des anarchistes. Nous prétendons que l’État est incapable de tout bien. Tant au point de vue international qu’au point de vue des relations individuelles, il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même l’agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et en commettant de plus grands crimes encore. Même dans l’hypothèse — qui est loin d’être la vérité — que l’Allemagne serait seule responsable de la présente guerre, il est prouvé que si l’on s’en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister a l’Allemagne, qu’en supprimant toute liberté et. en ressuscitant la puissance de toutes les forces de la réaction.

Sauf la Révolution populaire, il n’y a pas d’autre voie de résistance à la menace d’une armée disciplinée, qu’en ayant une armée plus forte et plus disciplinée, de sorte que les plus rigides antimilitaristes, s’ils ne sont anarchistes, et s’ils sont effrayés de la destruction de l’État, sont inévitablement, conduits a devenir d’ardents militaristes. En fait, dans l’espoir problématique d’écraser le militarisme prussien, ils ont renoncé à tout l’esprit et, à toutes les traditions de la liberté, ils ont prussianisé l’Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône chancelant d’Italie.

Des anarchistes peuvent-ils, un seul instant, accepter cet état de choses, sans renoncer a tout droit de s’intituler anarchistes ? Quant à moi, même la domination étrangère imposée par la force et menant à la révolte, est préférable à l’oppression intérieure acceptée humblement, presque avec reconnaissance, dans l’espoir que, par ce moyen, nous serons préservés d’un plus grand mal. Il est vain de prétendre, comme le font les rédacteurs et signataires du Manifeste en question, que leur position est déterminée par des événements exceptionnels et que, la guerre une fois terminée, chacun retournera, dans son camp et combattra pour son propre idéal. Car, s’il est nécessaire, actuellement de travailler en harmonie avec le gouvernement et le capitalisme, pour se défendre contre « la menace germanique », ceci sera aussi nécessaire après que pendant la guerre. Quelque grande que puisse être la défaite de l’armée allemande — s’il est vrai qu’elle sera battue — il ne sera jamais possible d’empêcher les patriotes allemands de songer à la revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres contrées, très raisonnablement, de leur propre point de vue, désireront se tenir prêts, de façon à ne plus être pris au dépourvu. Ceci signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays. Que diront alors les prétendus anarchistes qui, actuellement, désirent la victoire d’une des alliances en guerre ? S’intitulant antimilitaristes, iront-ils prêcher le désarmement, le refus du service militaire, et le sabotage de la défense nationale, uniquement pour devenir, au premier soupçon de guerre, des sergents recruteurs pour les gouvernements qu’ils auront essayé de désarmer et de paralyser ?

On dit que ces choses prendront fin, quand le peuple allemand se sera débarrassé de ses tyrans et aura cessé d’être une menace pour l’Europe, par la destruction du militarisme dans sa patrie. Mais si cela est, les allemands qui pensent, à bon droit, que la domination anglaise et française (pour ne pas parler de la Russie tsariste) ne sera pas plus agréable aux allemands que la domination germanique aux français et aux anglais, désireront d’abord attendre que les russes et les autres détruisent leur propre militarisme et voudront, entre temps, continuer à accroître leur armée. Et alors ? Pendant combien de temps faudra-t-il ajourner la Révolu-

tion ? Et l’Anarchie ? Devons-nous attendre éternellement que les autres commencent ?

La ligne de conduite des anarchistes est clairement indiquée par l’implacable logique de leurs aspirations.

La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou, du moins, en la faisant craindre par les gouvernements. La. force ou l’habileté nécessaires ont fait défaut. La paix doit être imposée par la Révolution, ou, du moins, en essayant de la faire. Actuellement, la force et l’habileté manquent.

Eh bien ! Il n’y a qu’un remède : faire mieux a l’avenir. Plus que jamais nous devons éviter tout compromis, approfondir l’abîme entre les capitalistes et les esclaves salariés, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété privée, et la destruction de l’État, qui sont les seuls moyens pour garantir la fraternité entre les peuples, et la Justice et la Liberté pour tous. Et nous devons nous préparer à accomplir ces choses. Entre temps, il me semble criminel de faire quoi que ce soit qui tende a prolonger la guerre qui assassine des hommes, détruit les richesses et, empêche la résurrection de la lutte pour l’émancipation. Il me semble que prêcher « la guerre jusqu’au bout », c’est faire, en vérité, le jeu des gouvernants allemands qui trompent leurs sujets et enflamment leur ardeur à la lutte en les persuadant que leurs adversaires désirent écraser et asservir le peuple germanique.

Actuellement, comme toujours, que ceci soit notre devise : « À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements ! ». Et, vivent les peuples, tous les peuples !… — Errico Malatesta. »


Un peu partout, c’est-à-dire dans les pays où le mouvement anarchiste comptait un certain nombre de militants, des protestations — la plupart indignées et violentes, — s’élevèrent contre la position prise par les signataires du Manifeste des Seize. En France, dès le mois d’octobre 1914, Sébastien Faure prit nettement, et sans attendre, position contre la guerre. Il publia un manifeste ayant pour titre : « Vers la Paix ». Il en publia un autre, intitulé : « La trêve des Peuples », en juillet 1915. Tirés à un grand nombre d’exemplaires, ces tracts antiguerriers furent répandus et distribués jusque sur le front des armées. En mars 1916, c’est par Sébastien Faure et quelques autres anarchistes que fut fondé le premier journal qui, en pleine guerre, se prononça ouvertement contre la continuation des hostilités et réclama énergiquement la cessation immédiate de l’état de guerre. Ce journal, hebdomadaire : « Ce qu’il faut dire » (tel était son titre), était administré, dirigé et rédigé par Sébastien Faure, secondé par un grand nombre de collaborateurs et d’amis, entre autres Trivier, Mauricius et Génold. Dès le premier numéro de « Ce qu’il faut dire », Sébastien Faure tenta de publier une réplique vigoureuse et véhémente au Manifeste des Seize. Mais la censure en empêcha la publication sous la menace de l’interdiction définitive du journal. Pas une ligne de cette réplique, — sorte de contre-manifeste revêtu d’un nombre respectable de signatures — ne put être publiée. Il va de soi que, tandis que la presse tout entière avait offert l’hospitalité de ses colonnes au Manifeste des Seize, aucun journal n’avait voulu accueillir cette réplique, ni même en souffler mot. De leur côté, Pierre Martin, Lecoin, Ruff et quelques autres compagnons publièrent clandestinement des numéros spéciaux du journal Le Libertaire, ainsi que des tracts, dans lesquels ces anarchistes, restés irréductiblement fidèles à la pensée et à l’action libertaires, vitupéraient la guerre et s’élevaient avec violence contre l’attitude des anarchistes auteurs ou signataires dit Manifeste des Seize.

Ce qui s’est passé en France s’est produit — plus ou moins fortement — dans les autres pays. Mais, ici