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humain lui interdit de prendre purement et simplement, comme il ferait s’il était resté Individu. C’est la loi humaine qui invente le vol-délit.

Or, si l’humain possède légitimement, on ne peut accaparer son bien sans le léser. D’où la notion de vol, acte nuisible.

Dans l’état d’organisation, il est une autre base légitime de la propriété. C’est le principe de justice.

Toute acquisition nécessite un effort (travail) en proportion de la valeur de l’objet et en proportion stricte du besoin à satisfaire (disons stricte, car si elle est dépassée, nous touchons au trafic, amorce du capitalisme).

Or, tout travail mérite salaire, lequel est une nécessité pour vivre en société. La propriété devient donc la récompense du travail. Par suite, priver l’individu du produit de son travail, c’est le léser.

Enfin, un autre principe est à la base du droit de posséder ; il est d’ordre moral. Il est moral d’acquérir, de posséder parce que c’est un stimulant, un encouragement au travail, à la prévoyance. Il développe la dignité humaine, qui n’est pas un vain mot.

Il est moral d’acquérir (et ici il s’agit d’un sentiment très supérieur, éminemment social, fruit de l’évolution) parce que la société dite organisée a des malheureux, des infirmes, des malades, des éclopés et qu’un principe de solidarité impose de consacrer une part de ses acquisitions aux malheureux. Le droit du malheureux est entier, par suite la charité est une obligation. Elle n’est que la réparation du dommage subi par les vaincus. Elle est donc aussi justice, car partout l’équilibre doit être rétabli. Sans l’harmonie, tout est chaos.

La loi conventionnelle se superposant à la loi naturelle, consacre le principe de propriété en frappant l’accaparement dans la mesure où il dépasse les besoins réels et où il n’est pas l’objet d’un consentement entre les parties qui échangent.

Mais, ici, deux facteurs sont en présence et en concurrence : le voleur, le volé. La définition du vol, je l’ai rappelé, n’est qu’un artifice, une convention. Et une sanction réparatrice (morale ou pénale) n’est admissible que s’il y a rupture d’équilibre entre les besoins normaux de l’un et de l’autre. D’où nécessité de considérer, dans l’application, les excès des deux facteurs, du voleur et du volé. La marge est énorme.

Lequel des deux nuit le plus à l’autre ? C’est évidemment l’accapareur. Car il n’y a pas de geste plus fréquent, plus spontané que celui de prendre, parce qu’il est naturel. C’est une forme primordiale de défense automatique, inscrite dans la subconscience. L’homme, par nature et simple logique, est égoïste, avide et insatiable.

Nos mœurs sont d’une iniquité flagrante, et cela même en dehors des combinaisons voulues et raisonnées. La révolte humaine est un réflexe excusable. Son inhibition, automatique ou imposée, n’est que le produit de l’éducation.

Le principe de la répression légale peut être dangereux, car il crée chez celui qui échappe à la loi, chez le possesseur non poursuivable, l’illusion qu’il a des droits indéfinis de posséder.

Que d’abus en dérivent !

Collectivement, c’est l’apparente légitimation de toutes les tyrannies, que l’on tente de justifier par la raison d’État ; les droits du plus grand nombre ; l’intérêt public ; c’est l’écrasement de l’unité sans défense. L’impôt aveugle, les tripotages des requins de la finance, les guerres de conquête ou le dépouillement systématique des faibles, la colonisation et ses hypocrisies sous le vocable de civilisation, en fait vol organisé, misère effroyable parmi des primitifs qui ne demandent qu’à vivre de l’air du temps, attentat (vol) à leur liberté en les incorporant à une patrie dont ils n’ont aucun

besoin et cela jusqu’à la, mort sur nos champs de bataille ; l’ineptie, l’ignominie des traités de paix, laissant les nations vaincues râler de faim devant des biens naturels, dont on les a dépouillées ; le commerce lui-même : nombre d’industries créant la richesse au profit de quelques-uns, au détriment du plus grand nombre.

Individuellement, les abus sont les mêmes. Rien n’entrave le besoin d’acaparer au delà du nécessaire, d’entasser et de créer le capitalisme. Capitaliser est un droit et même une gloire, un mérite, une habileté. On comble d’honneurs les plus insignes larrons quand des populations meurent de faim. Cette spoliation est tolérée internationalement : l’opium pousse à la place de riz ; des ballots de marchandises sont jetés à la mer sans que la conscience mondiale en soit affectée. Or capitaliser ainsi est un crime, car il dépasse les besoins réels et cesse d’être la juste rémunération du travail.

Tous ces abus ne sauraient être supprimés ; toutes ces situations ne sauraient être équilibrées par la seule.intervention de la loi écrite qui est arbitraire et sans se référer au Droit humain.

Le mot de Proudhon n’est pas une facétie : la propriété, telle qu’elle est comprise, admise, excusée, est le plus souvent le vol.

Mais le volé, lui aussi, peut avoir des torts. Quiconque use et jouit sans travailler est un voleur, même quand il a figure de volé. Il n’y a peut-être pas de plus grande faute que la mendicité ; c’est un petit grand délit quand il a la paresse pour inspiratrice, réserve faite pour les faibles, les déprimés, les anénérgiques, les tarés, irresponsables de leur infirmité, par quoi ils redeviennent des volés.


Toutes ces considérations d’ordre général étant mises au point, la conclusion s’impose. Le vol, acte nuisible, quelque idée qu’on se fasse du droit d’acquérir et de posséder, existe bien. Il n’entre pas dans le cadre de cet article d’en décrire les modalités objectives figurant au catalogue judiciaire, depuis le vol simple jusqu’au vol qualifié, qui permettent de promener le voleur de la correctionnelle à la cour d’assises. Le vol à la tire, le vol au poivrier, les variétés d’escroquerie, le vol à l’étalage, le vol à l’esbrouffe font honneur à l’esprit inventif des larrons dont l’imagination n’est jamais en reste. Intrinsèquement, ils n’intéressent en rien le philosophe ni l’économiste, si ce n’est qu’ils indiquent la juste mesure de l’état d’esprit des victimes, inattentives, ou stupides, avides elles-mêmes de posséder en dehors du droit naturel. La pauvre intelligence des joueurs à la Bourse, des clients de casino ou de course, des adorateurs du dieu Hasard est la curieuse contrepartie de la haute intelligence des sacripans, écumeurs de tous acabits, qui figurent de l’autre côté de la barre. Ces deux antinomies pullulent parmi une société décadente où la probité ingénue est perle rare, où l’honnêteté, aux défaillances faciles, est valeur marchande. Laissons aux romanciers dits de mœurs le soin d’en dépeindre les aspects pour le musée pathologique social.

Je n’aurai pas davantage à envisager la thérapeutique du vol. On comprend que cette étude supposerait une refonte complète de l’état social. Le vol est la forme la plus accomplie de l’égoïsme. Il présuppose une ignorance ou un mépris des droits et il postule une transformation des rapports normaux entre citoyens.

Faudrait-il parler de la sanction légale et de sa légitimation ? Elle suppose (je l’ai admis) la possibilité du vol-délit et, par conséquent, la légitimité de son atteinte dans un état social devant lequel on est bien tenu de s’incliner dans l’attente du mieux. Mais il faudrait distinguer entre les sanctions morales (application d’une pénalité) et les sanctions réparatrices.

Une sanction morale présuppose une responsabilité du coupable et un droit de punir de la part de la société.