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la bataille décisive, ce que Elosu appelle péjorativement le chambardement — oui, le chambardement, puisqu’il s’agira de culbuter les institutions iniques et meurtrières et de réduire à l’impuissance les Pouvoirs qu’elles défendent — ce chambardement, bien loin d’être tumultueux et incohérent totalisera et coordonnera toutes les forces de rénovation indispensables à la prise de possession par le Travail, pour le Travail.

Mais Elosu a-t-il la candeur d’attribuer sérieusement à cette prise de possession ce caractère de sérénité dont il puise l’espérance dans la générosité de son cœur ?

Croit-il ingénument que les détenteurs du sol, du sous-sol, de tous les moyens de production se dépouilleront volontairement ou se laisseront dépouiller sans opposer à cette expropriation les forces d’extermination dont ils disposent ?

Pense-t-il que, reconnaissant la légitimité des exigences formulées par les travailleurs et se rendant aux sommations ouvrières, les parasites du Capital et de l’État donneront à leurs défenseurs l’ordre de mettre bas. les armes et céderont la place, sans coup férir ?

Elosu n’est pas, il ne peut pas être à ce point naïf : il ne croit pas aux miracles.

Et alors ?

Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l’une : ou bien attendre que le miracle s’opère (car l’abdication bénévole des parasites en serait un et un fameux), et, dans ce cas, ce serait indéfiniment ajourner l’heure pourtant nécessaire de la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ; ou bien se résoudre à employer la violence et, alors, recourir au chambardement ?


B. — « La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans « les consciences, entre les « conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs « sincères, doux et « radieux du présent. »

Encore les contrastes, si chers à Elosu : espoirs sincères, doux, et radieux du présent, luttant contre les conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé ! Encore l’opposition : lutte dans les consciences et non dans la rue !

Il se dégage de ces antithèses une force merveilleuse de séduction, force d’autant plus dangereuse que, dans ces contrastes, tout n’est pas erroné.

Je dirai même qu’il s’y trouve une grande part de vérité.

Il est parfaitement exact que la lutte libératrice a lieu entre le Mensonge et la Vérité, la Barbarie et la Mansuétude, l’Obscurité et la Lumière.

Tout le Progrès social est résumé dans l’effort millénaire de la Clarté dissipant les Ténèbres, de la Paix s’opposant à la Guerre, de la Vérité bataillant contre le Mensonge. Tout mouvement éloignant l’homme du point de départ : ignorance, férocité, dénuement et le rapprochant des destinées magnifiques qui s’ouvrent devant lui : savoir, solidarité, bien-être, est incontestablement un progrès, une victoire, un acheminement vers la libération.

Pas un libertaire ne méconnaîtra l’exactitude de ce point de vue. Aussi dirai-je de grand cœur, avec Elosu, que la lutte libératrice est dans les consciences ; mais tandis qu’il ajoute : « pas dans la rue », je dis : « et dans la rue ».

Elle est dans les consciences, c’est incontestable et c’est pour cette raison que nous multiplions notre effort de propagande et attachons le plus grand prix au travail d’éducation. Former des consciences de sincérité, de paix et de lumière ; c’est à quoi sans cesse et depuis toujours les anarchistes consacrent le meilleur d’eux-mêmes.

Eh bien ! les consciences, les voici : elles ont horreur des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé : elles sont altérées de sincérité, de douceur et de clarté.

Que doivent-elles faire ? Doivent-elles se contenter de concevoir, au fond d’elles-mêmes, la haine du Mensonge de la Guerre et de l’Obscurité ? Doivent-elles se borner à se nourrir des espoirs sincères, doux et radieux du présent et en rester là ?

N’est-ce pas leur devoir et, mieux encore, une nécessité, pour ces consciences libérées : d’abord, d’aider, par l’éducation et l’exemple, à la libération des autres consciences et, ensuite, de réaliser, pour elles-mêmes et pour les autres, les espoirs sincères, doux et radieux et de les transformer en bienfaisantes et fécondes réalités ?

Or, comment concevoir l’avènement de ces réalités autrement que par l’anéantissement des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures ?

Comment anéantir ces conceptions qui ont pour elles la force et la violence systématiquement organisées, si ce n’est en brisant cette violence et cette force ?

Encore un coup Elosu pense-t-il qu’il suffira de former des vœux ardents, d’adresser des suppliques, de faire circuler des pétitions, de propager par la plume et par la parole des protestations indignées contre le Mensonge, la Guerre et l’Ignorance, de voter des ordres du jour, de se prodiguer en mises en demeure, de se ruiner en sommations et en menaces ? Croit-il que, les consciences libérées, fussent-elles devenues très nombreuses en dépit des obstacles les qui retardent désespérément leur formation, il suffira de les opposer, sans autres armes que leur sincérité et la fermeté de leurs convictions, aux puissances de mensonge, de sang et de ténèbres, pour vaincre celles-ci ? Ne sait-il pas que ces moyens, d’une valeur morale que je ne conteste pas, sont toujours restés inopérants et que, plus que jamais, leur faillite s’avère ?

Et alors ?

Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l’une :

ou bien attendre que le miracle s’opère, pour le triomphe sereine et méthodique de la Vérité sur le Mensonge de la Paix sur la Guerre, de la Clarté sur les Ténèbres, comme pour la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ? et, dans ce cas, ce sera indéfiniment ajourner le triomphe pourtant nécessaire de la Sincérité, de la Douceur et de la Lumière ;

ou bien se résoudre à descendre dans la rue, à employer la violence et à terrasser par la force les puissances mensongères, sanguinaires et obscures.

Elosu déclare que la lutte a lieu dans les consciences et non dans la rue. Moi, je dis que la lutte a lieu d’abord dans les consciences, ensuite dans la rue.


C. — « La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c’est une idée qui a brisé les baïonnettes. »

La phrase est belle, elle fait image, elle est captivante, mais l’erreur sait parfois se parer et se faire aussi belle que la vérité.

Je rectifie : « La Révolution est une idée qui a trouvé des baïonnettes, pour briser les baïonnettes. » Briser les baïonnettes, c’est le but ; trouver baïonnettes des pour briser les baïonnettes, voilà le moyen.

Cette simple rectification suffit, selon moi, à chasser l’erreur et à rétablir la vérité.

Voyons, Elosu, de quelle Révolution s’agit-il ? et quelles baïonnettes brisera-t-elle ?

Il s’agit bien, je pense, de cette Révolution qui abolira les deux adversaires de toute libération : le régime capitaliste qui engendre l’exploitation et l’État, qui fatalise l’oppression ? Quand tu parles de la lutte libératrice, je pense que tu ne qualifies ainsi que celle qui affranchira, qui libèrera tous les humains de cette double tyrannie : le Capital et l’État ?

J’aime à croire que sur ce point nous sommes en parfait accord et qu’ainsi les baïonnettes que brisera la Révolution sont, pour parler un langage dépouillé