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les férocités contre les vaincus. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 157.)

Contre la dictature du prolétariat, la satire n’est pas moins incisive et décisive : « Selon les charlatans du socialisme, la meilleure politique pour faire disparaître l’État consiste provisoirement à renforcer la machine gouvernementale. Gribouille, qui se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n’aurait pas raisonné autrement. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 157.) « La dictature du travail correspond à une division de la société en maîtres et en asservis. » (Ibid., pages 171. 251, 524.)

Dès lors la conclusion s’impose : une transformation radicale au profit de la classe des producteurs ne saurait s’effectuer par le moyen ni d’une démocratie malhabile et couarde, ni d’un socialisme vague, utopique et surtout menteur.


Après l’insuccès de la tragi-comédie politique républicaine ou collectiviste électorale, devant l’incompatibilité de la forme surannée et périmée de l’État, avec un agencement entièrement nouveau de la société, comment le prolétariat parviendra-t-il à remplir sa mission historique ? Par son action propre : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; par la pratique d’une méthode : le syndicalisme, élaboré dans l’existence quotidienne du salarié.

Pas un syndicalisme étroit, médiéval, corporatif, réformiste ; attardé à des préoccupations mesquines et fallacieuses d’accroissement des gains balancé aussitôt par la hausse des prix à la consommation ; ou muré dans la défense de privilèges professionnels, Mais un syndicalisme large, moderne, social, révolutionnaire ; poursuivant un but élevé, généreux, décisif : la suppression du salariat et du patronat et leur remplacement par la libre association des producteurs.

Une arme, une seule, solide, trempée par Sorel : la grève générale prolétarienne. Une tactique habile, efficace, éprouvée : la violence.

Eh quoi ! Cette violence, création et apanage de l’État, s’identifiant avec lui au point d’en être la réalisation concrète ; cette violence, instrument de l’asservissement des hommes, serait aussi l’outil de leur libération ; et, à l’instar de M. Prud’homme, elle vaudrait autant pour combattre les institutions que pour les défendre !

Cette contradiction profonde, cette antinomie irréductible n’échappèrent point à la logique métaphysicienne de l’ex-ingénieur. Pour essayer de la tourner, il s’inspira davantage du Pascal des « Provinciales » que de celui des « Pensées » et commit ces phrases : « Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes de l’autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des conséquences bien différentes. Je suis d’avis qu’il y aurait grand avantage à adopter une terminologie qui ne donnerait lieu à aucune ambiguïté et qu’il faudrait réserver le terme violence pour la deuxième conception ; nous dirions donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, pages 257, 225.) La meilleure volonté, une extrême complaisance ne découvriront pas dans ces lignes une définition des deux termes opposés ; encore moins une différenciation ou discrimination. En dialectique, ce mode de raisonnement sans naïveté ni habileté constitue une belle pétition de principes.

Égale obscurité quant à la « grève générale prolétarienne ». Son Pierre l’Ermite sait qu’elle n’est pas, comme « la grève générale politique », une grande démonstration en masse comprise « entre la simple promenade menaçante et l’émeute » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, pages 227, 173) ; qu’elle n’offre pas « cet immense avantage de ne pas mettre en péril les vies précieuses des politiciens » ; (Ibid.) ; et qu’elle présente par conséquent l’énorme inconvénient d’exposer au danger la vie non moins précieuse des travailleurs. Mais il ne s’arrête pas à ces infimes détails et donne sa grève générale prolétarienne comme un mythe, c’est-à-dire une fiction dont la vraisemblance, ou l’absurdité, n’a aucune importance pratique : « nous avons vu que la grève générale doit être considérée comme un ensemble indivisé ; par suite aucun détail d’exécution n’a aucun intérêt pour l’intelligence du socialisme : il faut même ajouter que l’on est toujours en danger de perdre quelque chose de cette intelligence quand on essaie de décomposer cet ensemble en parties. » (Ibid.)

Dans son vertige métaphysique, le philosophe de la violence considère son entité : la grève prolétarienne, comme une « intuition » bergsonienne (Ibid.), relevant d’une connaissance immédiate, totale et impérieuse, telle une révélation, et échappant à l’analyse logique, à la raison ! Si l’intuition se présente admissible, séduisante et parfois féconde dans le domaine du sentiment individuel, elle devient inacceptable, révoltante et désastreuse sur le terrain de l’action collective. Et quand elle prétend à l’effroyable pouvoir de décréter sans jugement et sans appel la mort des autres, (de beaucoup d’autres, elle confine au sadisme sanguinaire.

Au surplus, la grève générale sorellienne ne possède pas la valeur d’un mythe. Car un mythe est un récit, une légende, une croyance intégralement imaginaire ; une fable ou une construction soit religieuse suit politique, sans vérité objective mais composée d’événements circonstanciés, avec des personnages allégoriques évoluant dans un paysage irréel et parmi une faune et une flore fantastiques ; l’ensemble déroulant les phases successives et variées d’une action chimérique. — En se refusant à l’analyse et l’amplification de la notion grève générale prolétarienne, son virulent promoteur la dépouille de tout contenu, de toute valeur idéologiques, d’une formule cabalistique analogue à celles employées par les thaumaturges pour l’écroulement des murailles et la découverte des trésors.


Militant de cabinet, Sorel ne s’incarna ni en un royaliste, ni en un républicain, ni en un démocrate-collectiviste. Non syndiqué, pas syndicable, il se croyait syndicaliste et « ne faisait aucune difficulté de se reconnaître anarchisant au point de vue moral ». (Ibid, page : 343.) Au fond un idéal lui manquait pour la direction de sa vie intellectuelle, et cela explique les stupéfiantes palinodies éparses dans ses « Réflexions ». Après avoir, au début de son livre, anéanti d’une manière définitive la nocive institution de l’État, le contempteur de la dictature, sans excepter celle du prolétariat, tresse, à la fin, d’immortelles couronnes à Lénine « le plus grand théoricien que le socialisme ait eu depuis Marx et un chef d’État dont le génie rappelle celui de Pierre le Grand… il aura contribué à renforcer le moscovisme. » (Ibid., pages 442, 448). Il s’imaginait avec ingénuité honorer un révolutionnaire et il encensait un « maître ». Dans sa retraite, l’ancien fonctionnaire de la République emporta son uniforme, conserva sa livrée.

Ce rentier était animé d’esprit guerrier, hanté par le génie militaire de Bonaparte : « Dans un pays aussi belliqueux que la France… chaque fois qu’on en vient aux mains, c’est la grande bataille napoléonienne (celle qui écrase définitivement les vaincus) que les grévistes espèrent voir commencer. » (Ibid., pages 95, 96.) Le