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ser et tenter de réfuter, ce que J.-R. Bloch appelait déjà, dans le numéro de janvier 1913 de « L’Effort Libre », les « bienfaisants sophismes de Sorel ».

La guerre de 1914, génératrice de crimes monstrueux, a peut-être modifié l’opinion de cet universitaire et publiciste d’avant-garde sur la « bienfaisance » des paradoxes en question. Elle ne change certainement rien aux sophismes eux-mêmes, dont l’erreur reste entière avant comme après la bataille. D’ailleurs, le sophisme n’est-il pas, par définition, l’erreur ? et la « bienfaisance d’une erreur », dans le domaine de l’esprit, n’est-elle pas une absurdité logique ?


De l’avis général, les « Réflexions sur la violence » constituent l’œuvre la plus typique de l’ex-ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, celle qui lui valut les colères aveugles de la bourgeoisie, le mépris des socialistes parlementaires, l’admiration des syndicalistes-révolutionnaires, la sympathie des libertaires. Certes, il faut rendre hommage à l’immense érudition et au beau courage intellectuel de l’ancien fonctionnaire d’État. Mais ces deux éléments ne suffisent pas pour établir la suprématie d’une pensée. La prédominance d’une thèse réside en la fermeté de ses conceptions, la logique de ses raisonnements, l’unité et l’harmonie de ses déductions, l’exactitude de ses conclusions.

Par une singulière ironie du sort, la force manque dans les études sorelliennes sur la violence. Ce défaut de vigueur n’avait pas échappé à l’auteur qui l’avoue avec une modestie peu commune : « C’est pourquoi j’aime assez à prendre pour sujet la discussion d’un livre écrit par un bon auteur ; je m’oriente alors plus facilement que dans le cas où je suis abandonné à mes seules forces. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 8.)

L’absence de fil conducteur n’est pas due à un vice de méthode, comme se l’imaginait Sorel, à un détachement dédaigneux des « règles de l’art » ; elle tient à l’impuissance créatrice d’un cerveau de critique et non de constructeur. Beaucoup de ses lecteurs s’y trompèrent et prirent un bon ouvrier pour un génial architecte.

La débilité congénitale et le pénible développement des théories sorelliennes naquirent de l’union contre nature d’une observation juste et d’un postulat faux. Après Marx, et avec le matérialisme historique, l’écrivain du « Mouvement Socialiste » suit le cours multi-séculaire de l’humanité, y constate le triomphe perpétuel de la violence. Les institutions politiques les plus variées : absolutisme monarchique, aristocratie, oligarchie, démocratie grecque, tribunat plébéien romain, républiques modernes, en résumé toutes les formes de l’État ont été successivement établies, maintenues, attaquées, détruites, restaurées au moyen de la force ou de sa fille hypocrite et dégénérée, la ruse, Nul ne contredira cette assertion, l’évidence même. — Donc, une nouvelle transformation de la société ne s’effectuera que par la violence.

Cette conséquence est erronée. Car Sorel ne voit pas dans une l’évolution éventuelle une simple modification de surface, une mutation dans le personnel gouvernemental, mais une refonte complète, une rénovation totale des rapports sociaux. Il découvre dans l’émergence d’un prolétariat solide, constitué en une classe bien distincte un des phénomènes sociaux les plus singuliers que l’histoire mentionne. (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 5.) En saine logique, un « phénomène singulier » exigeait une attention spéciale, nécessitait une critique neuve, requérait des conclusions originales. Le marxisme s’en montra incapable, et le néo-marxisme sorellien aussi.


Sorel ne doutait pas de la « mission historique » du

monde ouvrier, c’est-à-dire de son accession à la souveraineté, à la direction de la vie collective. Il y marquait un processus fatal, l’accomplissement d’une fonction organique conditionnée par l’épanouissement du capitalisme. Parvenu à son apogée, celui-ci réalisait ses fins et cédait la place au salariat jusque-là maîtrisé et asservi. Par ses splendides progrès économiques, la bourgeoisie préparait à son insu le lit somptueux de son héritier présomptif : le prolétariat.

Malgré ce caractère de nécessité, en dépit du pessimisme, négateur de l’action apostolique et de l’utopie paradisiaque, il demeurait évident que le capitalisme ne se résignerait pas à mourir en beauté sans y être un peu aidé. La main de fer du destin devait être dirigée dans son étreinte par un idéalisme issu de forces intellectuelles indiscutablement efficientes. Cette circonstance de l’intervention indispensable de la pensée s’impose, à leur corps défendant, aux purs matérialistes en histoire.

La démocratie républicaine ne procédait pas de cette volonté destructrice. Arme forgée par la bourgeoisie pour sa défense suprême et dissimulée sous le manteau de la paix sociale, elle paraît à Sorel aussi nuisible à l’inventeur qu’à l’adversaire ; elle dévirilise l’un et le rend inférieur à sa tâche ; affaiblit l’action de l’autre et la fait hésitante ; retarde la lutte finale sans utilité pour personne. D’ailleurs la grossièreté du mensonge nuit à son efficacité : les esprits les moins avertis comprirent la cautèle d’une prétendue collaboration entre le patron omnipotent et l’ouvrier éliminé de la gestion financière, administrative et technique.

A son tour, le socialisme parlementaire subit, de la part de Sorel, une critique sévère et une condamnation sans appel, tandis que les socialistes parlementaires essuient des attaques furieuses et sans portée : ainsi, et sur le plan intellectuel tout d’abord, la violence prouve sa stérilité ; elle se retourne contre son auteur dont elle ruine l’argumentation par le soupçon de jalousie qu’elle soulève.

L’antiparlementaire le plus farouche ne souscrira pas sans réserves, ou sans gêne, à cette appréciation sur Jaurès : « Les chefs (socialistes) qui entretiennent leurs hommes dans cette douce illusion démocratique voient le monde à un tout autre point de vue ; l’organisation sociale actuelle les révolte dans la mesure où elle crée des obstacles à leur ambition ; ils sont moins révoltés par l’existence des classes que par l’impossibilité où ils sont d’atteindre les positions acquises par leurs aînés ; le jour où ils ont suffisamment pénétré dans les sanctuaires de l’État, dans les salons, dans les lieux de plaisir, ils cessent généralement d’être révolutionnaires et parlent savamment de l’évolution. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris, 5e édition, pages 242, 243.) Nul n’a oublié qu’à l’époque du combisme et du bloc des gauches, Jaurès eût saisi le pouvoir s’il l’eût voulu.

En revanche, les libertaires donneront leur pleine approbation aux paragraphes sur l’impuissance révolutionnaire du parlementarisme, son incapacité d’assurer l’accession du prolétariat à la souveraineté. Sans en faire le procès dans son ampleur, Sorel dénonce dans l’État le promoteur et le bénéficiaire de toutes les violences, des horreurs de l’Inquisition, des rigoureuses exécutions capitales de la royauté, des folies sanguinaires de la Terreur. Il ne craint pas d’accuser les politiciens collectivistes d’aspirer à une si terrible succession : « Les socialistes parlementaires conservent le vieux culte de l’État, ils sont donc prêts à commettre tous les méfaits de l’Ancien Régime et de la Révolution. — J’ai simplement feuilleté ce bouquin, l’ « Histoire Socialiste » de Jaurès, et j’ai vu qu’on y trouvait mêlées une philosophie parfois digne de M. Pantalon et une politique de pourvoyeur de guillotine. J’avais depuis longtemps, estimé que Jaurès serait capable de toutes