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cile que la bataille des rues a seulement permis d’ébaucher. Déjà, il est permis d’entrevoir les prochaines assemblées nationales et de futurs commissariats du peuple… Cependant, ce serait une grave erreur que de vouloir assimiler, sous prétexte qu’elles recourent à des procédés analogues, la violence-autorité au service des antiques esclavages — le salariat, l’ignorance, les superstitions — et la violence-autorité qui a pour objet leur extinction, au profit de l’aisance généralisée du rationalisme scientifique et, sinon de « la liberté sans rivage » — qui aboutit, en fait, à la licence et à la tyrannie réciproque — du moins au maximum de liberté individuelle compatible avec la vie en société. De même que les soldats de l’armée de Versailles, les combattants de la Commune avaient des canons. Mais il serait injuste de ne pas rappeler que, si les uns défendaient la plus noble des causes, les autres soutenaient des privilèges de scélérats. La morale est dans le but poursuivi plus que dans le choix des moyens pour y parvenir.

L’instauration d’un ordre social communiste-anarchiste durable, comportant l’absence d’autorité, sous quelque forme que ce soit, suppose préalablement résolu le problème de la violence entre les hommes, puisque la violence engendre la lutte, qui aboutit inévitablement à l’autorité. Mais pour que disparaissent sans retour les coutumes de violence, il est indispensable qu’aient disparu, tout d’abord, les motifs, non seulement intellectuels et moraux, mais encore économiques, qui armaient les uns contre les autres humains, notamment l’insuffisance permanente — aggravée par une organisation sociale défectueuse — des ressources alimentaires, par rapport à l’énorme accroissement de la population terrestre. Cet absolu dans l’harmonie sociale, que représente l’idéal communiste-anarchiste n’apparaît donc pas comme susceptible d’être le résultat direct et immédiat d’une catastrophe mettant aux prises les éléments les plus divers, mais comme l’aboutissement final d’une longue évolution éducative, occasionnellement activée par des coups de force, dont les moyens d’action, comme l’objectif transitoire, ne peuvent être, en fait, qu’autoritaires.

Si, par scrupule moral, on veut user d’autorité sous aucune forme, sous aucun prétexte ; si, plutôt que de consentir à l’exercer, on accepterait d’en subir, de la part d’autrui, tous les inconvénients, il n’est qu’à se conformer à la doctrine de la non-résistance au mal par la violence, telle que la pratiquent les Doukhobors du Canada, ces communistes chrétiens, émigrés de Russie en Colombie britannique, au début du XXe siècle. Ils y occupent, au nombre de quinze mille, de vastes domaines ; ils ne recourent à d’autres moyens de propagande que le bon exemple de leur existence saine, de leurs coutumes fraternelles, et se laisseraient massacrer plutôt que de se servir d’une arme contre quiconque.

En effet, qu’il s’agisse de l’acte d’un seul individu, à la fois plaignant, exécuteur et juge, ou bien d’un appareil judiciaire compliqué ; que les procédés de contrainte soient le poing fermé ou la prison, le pistolet automatique ou la guillotine, c’est toujours, en définitive, sous des aspects divers, la loi et l’autorité, que nous avons en perspective, quoique avec des motifs plus ou moins moraux, des sanctions plus ou moins humanisées. Et c’est pourquoi, dès l’instant que l’on admet le recours à la violence spontanée, révolutionnaire, pour la défense légitime des intérêts prolétariens, il apparaît comme une inconséquence que l’on se refuse à l’utiliser pour le même objet, dès qu’elle prend un caractère administratif et de délégation, même sous le contrôle direct et permanent des masses populaires.

Ma conclusion sera la suivante : la non-résistance au mal par la violence est une doctrine mystique, charitable, qui ne se justifie que par la foi en une divine providence et l’espérance en la vie éternelle. Elle aboutit, par voie de conséquence logique, non seulement à

cette formule : « Plutôt l’invasion que la guerre », mais encore à cette autre formule : « Plutôt le servage que l’insurrection. » Pour l’incroyant, matérialiste ou agnostique, la violence est le résultat des compétitions entre les êtres, en raison directe de l’importance morale, intellectuelle ou vitale de celles-ci. Donc, sans faire de la violence l’objet d’un culte, et tout en la réduisant au minimum, il y a lieu de l’accepter, sous quelque forme que ce soit, en tant que condition de défense indispensable chaque fois que la lutte comporte inéluctablement d’y recourir car, une fois le combat engagé, celui qui cesse de s’imposer par la violence à ses adversaires, doit s’attendre à ce qu’il s’imposent à lui.

Toute violence exercée au nom d’un principe comporte une forme d’autorité. Mais il y a lieu de distinguer entre, d’une part, l’autorité défensive qui garantit l’exercice des droits individuels contre la licence d’autrui ; et, d’autre part, l’autorité tyrannique qui soumet des populations entières à l’arbitraire de quelques-uns, ou ne laisse à l’individu aucun recours contre l’étouffement de l’ensemble. Ces deux formes d’autorité, totalement à l’opposé l’une de l’autre, par leurs objectifs, ne sont pas l’une à l’autre assimilables et ne devraient jamais être confondues. Mais il y a lieu de considérer que, tant que subsistera l’autorité tyrannique, c’est-à-dire tant qu’il n’y aura pas adhésion, quasi universelle du genre humain, à une formule sociale unique et rationnelle, dans un cadre économique approprié, l’autorité de la violence défensive conservera sa raison d’être et son utilité.

Contre l’autorité tyrannique, capitaliste, religieuse ou grégaire, il est deux attitudes également fondées, selon le point de vue auquel on se place, le tempérament et la situation sociale de ceux qui consentent à leur prêter attention : l’individualisme anarchiste, à la condition qu’il conserve intact son caractère de réaction individuelle idéaliste contre l’ensemble, et ne s’égare point à l’instar de Benjamin Tucker, en des visées d’adaptation collective, sur des données obscures autant qu’impraticables ; le socialisme libertaire, à la condition qu’épurant la généreuse doctrine communiste-anarchiste-révolutionnaire de Pierre Kropotkine de ce qu’elle comporte d’erroné dans sa base, et d’utopique dans ses espérances, d’une catastrophe, intégralement purificatrice dans l’ordre social, il soit substitué, à l’action conforme à des principes de philosophie abstraite, la lutte journalière pour des résultats positifs, dans le sens du maximum de bien-être et de liberté pour tous, compatibles avec chaque circonstance. — Jean Marestan.

VIOLENCE. Ce n’est pas tout le problème de la violence que nous entendons traiter ici, mais celui de la violence meurtrière.

Le principe du respect de la vie humaine, le devoir de ne pas tuer, comporte-t-il des exceptions ?

Le meurtre collectif organisé est-il moins condamnable que le meurtre individuel ? L’assassinat peut-il être un droit moral ou un devoir social ?

L’horreur de l’effusion du sang humain peut-elle être une faiblesse ?

Le massacre peut-il être, devant certaines contingences historiques, une condition nécessaire du progrès humain ?

Cette question grave, angoissante, mérite que les rédacteurs de cette encyclopédie y consacrent quelques méditations approfondies.

La solution que nous proposons, si incomplète soit-elle, pourra servir de base à leurs réflexions.

Nous croyons, contrairement à Tolstoï et aux partisans de la non-résistance au mal, que l’emploi de la force meurtrière se justifie en cas de véritable légitime défense. Mais nous pensons qu’en dehors des cas extrêmes ou l’usage d’armes est le seul moyen de protection