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loi, et dont l’injustice et la barbarie, voire les pénalités atroces, ne le cèdent en rien aux dispositions de l’ordre capitaliste. Je sais telles régions où, de douter publiquement des miracles et de combattre les cultes religieux, expose le conférencier à être massacré ou jeté à l’eau, non par la police ou les prêtres, mais par les indigènes ou les paysans. Des Noirs, sans contact avec la civilisation, dévorent leurs prisonniers ou les réduisent en esclavage. Il est encore des campagnes où l’on jugerait fort mal les parents qui ne mettraient point à la porte leur fille non mariée quand elle est sur le point d’être mère.

Le gros de la population laborieuse n’est pas l’esclave mais le meilleur soutien des dictatures qui l’oppriment. Si la plupart des époux, dits légitimes, considèrent leur femme comme un bien mobilier, le souteneur, en son âme et conscience, condamne à mort le faux ami qui lui a ravi sa marmite. Et là où le juge se serait peut-être contenté de gratifier de quelques années de prison un homme de couleur trop galant, le bon peuple puritain des États-Unis, estimant la ration trop faible, arrose le coupable d’essence, afin de se procurer le régal de le voir brûler vif. Enfin, comme la guerre tout court, les guerres civiles comportent des cruautés inutiles, du pillage et des excès de tout genre.

C’est l’évidence même que la violence criminelle s’épanouit dans les milieux les plus variés et pas seulement chez les minorités au pouvoir. Les moyens dont celles-ci disposent lui permettent plus de publicité et d’extension. Telle est la principale différence. Il importe peu, par ailleurs, que la violence criminelle opère sous le couvert de textes imprimés, ou réponde simplement à de vieilles superstitions installées dans les mœurs. Pour le non-conformiste, qu’il soit délinquant, réfractaire ou hérétique, le lynchage par la foule furieuse, sur simple dénonciation, ne représentera jamais aucun avantage sur la sentence du tribunal que seconde le bourreau. Et les brimades et souffrances qu’inflige aux êtres d’exception l’opinion publique moyenne sont à la hauteur des législations scélérates.

Voici pourquoi, en raison de la quasi-universalité des pratiques de violence millénaires entre les humains, il apparaît comme utopique que ces mœurs puissent disparaître soudain de la surface terrestre, par le seul fait de l’anéantissement d’une partie de la société, ni meilleure ni pire que les autres, quant au fond, composée seulement d’individus qui furent mieux armés pour le combat ou plus chanceux.

Ces pratiques de violence ne sont pas la conséquence de l’adhésion universelle à une formule abstraite, qui serait le principe dit d’autorité. Celui-ci n’est pas la cause première et unique des conflits sociaux, mais la consécration philosophique et l’essai de justification d’un état de fait qui lui est antérieur, dont l’origine se rattache à la lutte pour la vie, telle qu’on la constate dans les règnes animal et végétal, depuis les premiers âges du monde. En effet, l’espèce humaine, ayant vaincu toutes les autres, et n’étant plus dominée par aucune, s’est multipliée de façon prodigieuse, dans des conditions qui, à toute époque, ont été hors de proportion avec l’augmentation de ses ressources en moyens de subsistance. D’où des compétitions sanglantes pour la possession du sol nourricier ; la division des humains en groupes ethniques concurrents ; et des mesures de défense contre les pillards pour la conservation des biens acquis. D’où, encore, la part du lion prélevée dans le partage de la récolte ou du butin par les plus aptes, en raison des services rendus à la collectivité, par leur force physique ou leur intelligence exceptionnelle. D’où, enfin, la soumission de la femme, en échange de l’entretien assuré, pour elle et ses enfants ; puis, l’exigence de la fidélité, afin que le patrimoine soit réservé, tout entier, à la progéniture conçue des œuvres du chef de famille, et non éparpillé sur des fils d’étrangers. À ces

motifs de compétition — comme il en existe dans 1es espèces animales, pour la conquête de la femelle ou le rapt des meilleurs morceaux —, des motifs d’un ordre différent sont venus s’ajouter : l’ambition, la recherche du moindre effort, la soif du luxe, le goût du commandement. Et ces besoins superflus, devenus souvent plus nécessaires que le nécessaire lui-même, ont occasionné autant, sinon plus, de meurtrières hostilités que la simple bataille pour le pain quotidien. Ajoutons à ces considérations, l’impulsivité bestiale, la crédulité déconcertante, de populations énormes, qui n’ont pas été éloignées de la nature, mais sont, au contraire, par leur ignorance et leur insuffisante éducation, demeurées beaucoup trop près de la nature — celle de la jungle où le combat pour la sélection est la règle permanente —, et nous aurons l’explication de la persistance séculaire, jusque dans notre époque de progrès scientifique à outrance, d’un état de choses qui, envisagé seulement du point de vue de la morale pure, ne serait guère explicable que par des crises d’aliénation mentale, héréditaire et collective.

Si l’autorité est amenée presque inévitablement à s’appuyer sur la violence, celle-ci, en revanche, aboutit presque immanquablement à l’autorité, c’est-à-dire à l’essai de légitimation philosophique et à la codification des buts qu’elle se propose et des moyens dont elle se sert. En effet, pourquoi ferait-on violence à quelqu’un, si ce n’était pour défendre, aux dépens des siens, nos intérêts, lui imposer le respect de notre règle morale, ou de nos préférences intellectuelles, ou encore lui infliger, pour sa conduite, jugée par nous détestable et dangereuse, un châtiment exemplaire ? Or, pour nous faire des alliés et mériter l’approbation d’autrui, voire, si nous ne sommes pas dépourvus de scrupules, pour nous mettre d’accord avec notre propre conscience, nous sommes portés, en pareil cas, à présenter nos actes comme en fonction d’une norme juridique d’importance universelle. Nous voici donc en possession d’un code que nous estimons devoir être adopté par tous les hommes. Mais, comme son application ne va ordinairement pas sans résistance de la part de ceux dont elle menace la sécurité, ou compromet les satisfactions, il y a lutte. Bonne ou mauvaise, la loi du plus fort s’impose au vaincu. Et il ne peut en être autrement, car si le vainqueur poussait la générosité jusqu’à donner à son adversaire la possibilité de reprendre l’avantage, les rôles ne tarderaient pas à être intervertis.

Que des fanatiques apportent avec régularité le trouble dans des réunions de discussion libre, et l’on se trouvera en présence d’un dilemme : ou renoncer à ces réunions, ou organiser, pour chacune d’elles, une police de la salle, en conformité d’un règlement établi par les animateurs du groupe, et qui aura pour sanctions : d’abord le rappel à l’ordre, ensuite l’expulsion par la force. C’est un véritable décret. Que de faux camarades se présentent chez des militants révolutionnaires pour solliciter d’eux des subsides, en abusant de leur confiance, et l’on se trouvera en présence d’un autre dilemme : ou se laisser dépouiller jusqu’au dernier centime par des aigrefins de plus en plus nombreux ; ou, comme cela se fait d’habitude, les dénoncer dans la presse, leur infliger, à la première incartade, une « bonne correction ». Voici qui rappelle singulièrement les sentences des tribunaux, au temps où les châtiments corporels faisaient encore partie de l’arsenal des lois. Qu’une insurrection se produise demain dans notre pays, et fasse bon marché des hommes au pouvoir, mais sans réussir à faire disparaître de l’âme des foules ces vieilles empreintes : le goût de la concurrence et de la propriété, la foi religieuse ; et il faudra : soit céder devant le capitalisme et l’Église, aux racines encore très puissantes, soit prendre contre eux toutes mesures utiles de surveillance et de coercition, jusqu’à parachèvement de l’œuvre diffi-