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vu de vues géniales, toujours terne, souvent grotesque, montrent jusqu’où va le servilisme des contemporains lorsqu’ils veulent gagner les bonnes grâces des bourgeois bien-pensants et du clergé.

Jean de Fidanza (1221-1274), plus connu sous le nom de Bonaventure, ne jouit pas, dans l’Église, d’une vogue comparable à celle de Thomas, bien qu’il soit inscrit, lui aussi, parmi les saints. Il entra chez les Franciscains à 21 ans, enseigna, devint supérieur général de l’ordre et finalement cardinal-évêque d’Albano. Foncièrement mystique, il préfère saint Augustin à Aristote, sacrifîe la raison au sentiment et s’égare avec délices dans les chimériques régions de l’absolu. C’est moins, à son avis, grâce à la culture intellectuelle que par la pureté du coeŒur et la pratique des vertus qu’on parvient à la connaissance du vrai. Il s’attarde longuement à décrire les phases d’un prétendu retour de l’âme à dieu qui répond aux divagations imaginaires d’un cerveau surexcité : « Pour parvenir au principe premier, esprit suprême et éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous prenions pour guides les vestiges de Dieu, vestiges temporels, corporels et hors de nous ; cet acte s’appelle être introduit dans la voie de Dieu. Il faut ensuite que nous entrions dans notre âme, image de Dieu, éternelle, spirituelle et en nous : c’est là entrer dans la vérité de Dieu ; mais il faut encore qu’au-delà de ce degré, nous atteignions l’Eternel, le spirituel suprême, au-dessus de nous, contemplant le principe premier ; c’est là se réjouir dans la connaissance de Dieu et l’adoration de sa majesté. » Dans ces phrases alambiquées, qui pourtant ne sont point choisies parmi les plus obscures, nous retrouvons le pathos mystique cher à Bonaventure. Mais, sauf chez les franciscains, l’influence de ses écrits est aujourd’hui presque nulle dans les milieux catholiques.

On peut en dire autant concernant Duns Scot, un franciscain lui aussi, mais de tendances très différentes. Il naquit en Écosse probablement, en 1274, se fit moine de bonne heure, enseigna à l’Université d’Oxford, vint à Paris, puis alla professer à Cologne, où il mourut, à l’âge de trente-quatre ans, d’une attaque d’apoplexie. Plus original, plus vigoureux, plus hardi que Thomas d’Aquin, il est resté cher aux membres de son ordre, mais d’ordinaire les auteurs catholiques lui reprochent ses témérités doctrinales et ses critiques à l’adresse de l’Ange de l’École, qu’il a contredit fort souvent. Son réalisme très net aurait sans doute abouti au panthéisme, s’il n’avait redouté les conséquences théologiques d’une pareille doctrine. Pour lui, l’universel est un être réel, il est même le seul être réel. Quant au principe d’individuation, il ne réside ni dans la matière, ni dans la forme, ni dans l’union de ces deux éléments, mais dans une entité positive dont le philosophe n’a pas parlé d’une façon claire et que l’on peut assimiler à l’idée platonicienne. Duns Scot affirme que la raison d’être du bien et du mal se trouve dans la volonté divine dont rien ne limite la liberté. Les discussions qui survinrent entre les partisans de Thomas d’Aquin et les partisans de Duns Scot firent beaucoup de bruit au moyen âge. Elles continuent de nos jours entre les dominicains, qui soutiennent le premier, et les franciscains, restés fidèles au second, mais ne présentent plus qu’un intérêt historique pour la majorité des croyants.

Les modernes apologistes de la scolastique évitent habituellement d’exposer le système de Raymond Lulle. C’est à peine s’ils consacrent quelques lignes à cet auteur pourtant béatifié par l’Église. Nous comprenons leur embarras. Ce personnage excentrique construisit une méthode, le Grand Art (Ars Magna), analogue pour le principe à nos machines à compter. Elle permettait d’obtenir des raisonnements tout faits à l’aide de tableaux mobiles et superposables. Le but avoué de Lulle était l’assimilation complète de la philo-

sophie et de la théologie ; il voulait démontrer rigoureusement les dogmes catholiques et faire comprendre, d’autre part, que la philosophie dans ce qu’elle a d’essentiel est partie intégrante du christianisme. Sa méthode découle logiquement des procédés chers aux docteurs scolastiques ; et, pendant deux siècles, elle fut enseignée dans une partie de l’Espagne, ainsi que dans plusieurs collèges de France et d’Italie. Mais ses extravagances, justement parce qu’elles révèlent trop clairement les vices profonds de la scolastique, sont odieuses aux écrivains catholiques de notre époque. Raymond Lulle, né à Palma, vers 1235, fut mis à mort en 1315 par les musulmans de Tunis qu’il voulait convertir ; il avait écrit un nombre prodigieux d’ouvrages ; et, en cherchant la pierre philosophale, il avait reconnu l’importance de la distillation pour obtenir des produits volatils.

Après le XIIIe siècle, la scolastique tombe dans une complète décadence, de l’avis des catholiques eux-mêmes. On continue de l’enseigner dans les Universités, les écoles ecclésiastiques et les monastères, mais l’on ne rencontre plus, parmi ses partisans, que les philosophes de cinquième ordre. Il suffira de citer Guillaume d’Occam, Durand de Saint-Pourcain, Buridan, Pierre d’Ailly et, plus tard, le jésuite Suarez, 1548-1617, qui interpréta le thomisme d’une façon personnelle. Les grands esprits de la Renaissance n’eurent que mépris pour la scolastique. Au XVIIe siècle, des hommes tels que Descartes, Gassendi, Arnauld, Nicole, Malebranche, Fénelon, Huet, qui acceptent le credo catholique, la raillent ou la dédaignent. Elle a, comme dans le passé, des chaires à la Sorbonne, à Rome, à Salamanque, à Coïmbre, etc…, mais les laïques et même une grande partie du clergé échappent à son influence. La pensée scientifique et rationaliste progresse au détriment du thomisme que l’on relègue parmi les systèmes surannés. Aux XVIIIe et XIXe siècle, on enseigna dans les séminaires français un cartésianisme adapté à la foi catholique et connu sous le nom de Philosophie de Lyon. À Rome, au Collège romain, l’Université officielle du pape, on se moquait ouvertement de la scolastique : « On aurait dit, assure le jésuite Curci, que, de Rome, les professeurs du Collège romain voulaient faire disparaître du monde la doctrine de saint Thomas. »

Cousin, le chef de l’école éclectique, qui souhaitait, à la fin de sa vie, devenir un fidèle collaborateur de l’Église catholique, ramena l’attention sur les philosophies médiévales. Lamennais contribua aussi, pour une large part, à la résurrection du thomisme que les dominicains n’avaient d’ailleurs jamais abandonné. Sanseverino fut approuvé par Pie IX quand il publia ses ouvrages en faveur de la scolastique ; le même pape refusa néanmoins de rendre cette doctrine obligatoire dans les écoles de Rome. Mais le cardinal Pecci, devenu pape en 1878 sous le nom de Léon XIII, publiait le 4 août de l’année suivante, l’encyclique Æterni Patris où le thomisme était proclamé la meilleure philosophie. Les professeurs hostiles à ce système durent quitter l’Université romaine ; dans les séminaires, maîtres et élèves furent contraints d’obéir aux volontés du pape. Bientôt ce fut la mode, dans le monde ecclésiastique, de proclamer l’incomparable supériorité du thomisme et de ne voir dans les systèmes philosophiques modernes que de simples aberrations. Les gens du monde, les écrivains, les hommes politiques désireux de plaire au clergé durent se décider eux aussi à témoigner d’un enthousiasme délirant pour l’Ange de l’École. Une bruyante équipe, composée des Maritain, des Massis, des Gonzague Truc et de bien d’autres, encadrés par un bataillon de jésuites et de dominicains, ne cesse, depuis plusieurs années, de manier l’encensoir et d’entonner des hymnes en l’honneur de la nouvelle idole. Car les successeurs de Léon XIII ont tous donné un