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pouvons désigner sous ce nom toutes les connaissances que les hommes se transmettent d’une génération à l’autre par de multiples moyens. L’homme isolé meurt en détruisant avec lui tout le fruit de ses innombrables expériences qu’ignorera un autre homme isolé. L’homme en société conserve le savoir de ceux qui l’ont précédé et ajoute à ses connaissances antérieures son savoir propre.

La tradition est donc un fait essentiellement social, le fruit de l’expérience collective, la richesse commune d’un groupement qui dure à travers toutes les luttes qu’il soutient pour ne pas disparaître.

Il semblerait donc que cette tradition, issue de l’expérience ne puisse engendrer que des concepts favorables à la vie du groupe qui l’a créée et la conserve à travers les siècles ; et que la morale, le bien et le mal, la vertu et le vice soient un ensemble de concepts nets et précis s’appliquant à des actes avantageux ou désavantageux, pour tous les individus d’un même groupement, ou même pour tous les groupements humains.

L’observation de ces groupements nous montre, au contraire, une telle contradiction dans les mœurs qu’engendrent ces concepts, et dans l’interprétation même de ces concepts, qu’il nous paraît intéressant de rechercher quelles peuvent être les causes de ces divergences profondes, et d’essayer d’établir sur une base solide les deux concepts du vice et de la vertu.

Par le fait même que la morale, qui devrait assurer une vie avantageuse à l’individu, s’oppose très souvent à son épanouissement, quand elle ne met pas sa vie en danger, nous nous trouvons devant un problème difficile à résoudre, car il est peu aisé de comprendre pour quelles raisons l’homme s’est ingénié à se créer des causes de souffrance, et même de mort. La morale étant l’œuvre de l’homme, quelles peuvent être les causes qui l’ont amené à la créer hostile à sa vie ?

Une réponse facile est que la morale est l’œuvre des maîtres et qu’elle est faite par ceux qui commandent pour ceux qui obéissent. Mais une telle explication ne fait que reculer l’explication véritable car il fut un temps, dans la vie des hommes où les maîtres n’existaient point. Or, nous savons que la sensation du bien et du mal, inhérente aux premières ébauches de la vie consciente chez les animaux à système nerveux très développé, a précédé de longtemps l’apparition de la tradition et, conséquemment, de la morale. Si donc les vagues concepts du bien et du mal ont précédé l’apparition du maître, ils ne s’y sont point opposés, Ce n’est par conséquent point le maître qui a inventé le bien et le mal, puisque lui-même est le produit de circonstances postérieures à ces concepts. Il resterait d’ailleurs à expliquer l’apparition du maître lui-même. Ce qui est un problème aussi difficultueux à résoudre que celui de la morale.

L’explication de la morale nous la trouvons dans le fonctionnement cérébral de l’être humain, Nous savons que l’individu agit selon les représentations qui sont en lui. Ces représentations peuvent se classer en trois groupes : 1° celles qui correspondent à une connaissance exacte des faits ; 2° celles qui sont le produit de son imagination (interprétations erronées des choses) ; 3° celles qui sont également subjectives mais représentent l’activité propre de l’individu avec ses besoins, ses désirs, sa volonté, son activité conquérante, son sens de la vie.

S’il est possible de classer objectivement ces trois sortes de représentations, subjectivement elles font un tout qui permet difficilement, à l’esprit non averti, de les distinguer entre elles et de faire la part exacte de l’imagination et de la réalité. Pour l’homme ordinaire, cette distinction est impossible. La tradition est acceptée en bloc. Comme celle-ci est le produit de toutes les connaissances d’un groupement, elle est inévitablement un mélange de connaissances exactes, d’erreurs et

de concepts qu’élabore l’esprit conquérant des humains formant ce groupement. Ne pouvant distinguer la réalité de la fiction, l’homme, non doué d’esprit critique, ne peut également classer les actes bons et mauvais selon une norme objective mais selon les caractéristiques de la tradition qui l’a formé et par conséquent avec cette forte part d’erreur et d’esprit conquérant que renferment toutes les traditions.

Il peut sembler extraordinaire que l’imagination humaine ait interprété désavantageusement ses propres expériences et se soit inventé des explications malfaisantes de l’univers, de même qu’il paraît surprenant que l’esprit conquérant des humains n’ait point abouti à des concepts harmonieux.

Pour l’esprit critique qui observe l’univers, cela s’explique aisément car l’univers n’est qu’un vaste chaos en instabilité perpétuelle, et l’harmonie n’est qu’une invention humaine, un ralenti de la marche des mondes fixant, pour des durées à l’échelle de l’homme, un désordre dont le rythme le dépasse prodigieusement. L’homme produit de cet univers ne peut vivre qu’à un certain rythme, précisément celui de la substance en mouvement qui l’engendre, et il appelle harmonie cet équilibre qui s’établit entre lui et le monde objectif, et que sa conscience fixe sous forme de durée, laquelle est une sorte de stabilisation subjective du mouvement contraire à la réalité des faits. La réalité c’est l’infinité des heurts de la substance dans l’infini.

Il est flagrant que tout se transforme incessamment, que rien ne dure et que toutes les formes s’anéantissent définitivement.

Il n’est donc pas surprenant que l’humanité ait porté jusqu’ici la marque essentielle de l’univers qui est non pas l’harmonie mais le chaos.

En fait, l’esprit conquérant de l’homme est un effet de la substance vivante qui se développe aux dépens du milieu. Comme le pouvoir conquérant de cette substance est infiniment plus étendu que les possibilités de conquête, il en résulte inévitablement une lutte entre les êtres vivants pour la réalisation de ce pouvoir. C’est la lutte pour la vie.

Une morale semblerait donc plutôt difficile dans de telles conditions mais plusieurs nécessités biologiques ont l’approché les humains les uns des autres et, parmi elles, la sexualité, l’habitude et le profit. La sexualité est il l’origine de tous les groupements ; elle rapproche les sexes, crée des affinités, développe les habitudes sociales, avantage les membres d’un même groupement. L’habitude détermine l’homme à se plaire dans la compagnie de ses semblables et engendre l’amitié. Enfin, le milieu social favorise l’individu dans sa lutte contre la nature.


L’homme est donc balancé entre l’altruisme qui le détermine à favoriser son semblable et l’égoïsme qui le détermine également à s’en insoucier, sinon à lui nuire. Ces deux déterminismes sont eux-mêmes caractérisés par les trois sortes de représentations qui meuvent les humains. Une question surgit alors. Comment se fait-il que la tradition ne crée pas une morale uniforme, avantageuse à tous ?

En fait les morales ne sont pas absolument malfaisantes. Elles sont, nous l’avons vu, un mélange de réalités, d’erreurs et de concepts conquérants. Si tous les hommes étaient déterminés de façons identiques, la morale serait uniforme ; mais, bien que la tradition tende à créer ce type uniforme et que la morale se cristallise selon la tradition, celle-ci porte en elle-même des éléments contradictoires qui en détruisent la stabilité, car les représentations imaginaires sont différentes d’un homme à un autre et en conflits permanents entre-elles et avec la réalité. Chacun oppose en effet son imagination à l’imagination des autres,