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pratiquaient sous toutes ses formes, les seigneurs achetaient des régiments pour eux ou leurs enfants. Certains étaient colonels en venant au monde. Les régiments pouvaient être ainsi battus à la guerre sans que le roi eût rien à dire. De même, des abbés opulents achetaient des évêchés et faisaient des princes d’une Église sans religion. L’appareil monarchique sauvait toutes les apparences devant l’histoire que des auteurs vénaux falsifiaient avec la plus tranquille désinvolture. Le maréchal de Soubise, réduit à chercher son armée avec une lanterne, après sa défaite de Rosbach, n’en fait pas moins figure de grand homme de guerre dans cette histoire. La magnificence du solaire imbécile qui commandait à tout cela, dissimulait et dissimule encore pour toutes les consciences vénales ce que Saint-Simon appelait alors « une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l’État ».

Les fermiers-généraux, ou traitants, qui avaient la ferme des impôts, furent la plus épouvantable vermine que la vénalité répandit sur le pays pour le dévorer au nom du roi. Bien qu’ils devaient être complaisants pour ces pillards qui remplissaient les caisses de l’Etat tout en garnissant les leurs, les rois durent sévir plus d’une fois en raison des protestations et parfois des révoltes que soulevaient trop d’exactions. En 1716, une Chambre de justice fut réunie « pour la recherche et la punition de ceux qui avaient commis des abus dans les finances », 726 de ces rongeurs furent condamnés à restituer plus de 160 millions. Mais il n’en rentra pas le quart dans les caisses publiques. D’autres voleurs bien en cours, les favoris, les maîtresses, les juges, intervinrent pour vendre la réduction de ces taxes. C’est ainsi qu’un traitant condamné à rembourser 1.200.000 livres répondit à un seigneur qui lui offrit de l’en faire décharger pour 300.000 livres : « Monsieur le Comte, vous venez trop tard. J’ai fait marché avec Madame pour 150.000 livres !… » Moufle d’Angerville qui a raconté ces choses, et beaucoup d’autres non moins édifiantes, dans sa Vie privée de Louis XV, a publié la liste des traitants condamnés. Ce faisant, a-t-il dit, il n’a pas eu pour but de « réprimer l’impudence de ceux qui, se prévalant d’une fortune flétrie dès son origine, croient pouvoir le faire impunément, parce que la trace en est perdue ; ce serait une peine inutile dans ce siècle où l’on ne rougit de rien » ; il a seulement voulu peindre la corruption « plus énergiquement, d’un seul trait, dans ce tableau d’Une foule d’hommes nouveaux, entés sur les tiges les plus illustres et les plus anciennes de la France ». Et Moufle d’Angerville a ajouté : « Quel spectacle, pour un lecteur philosophe, de voir leurs descendants, loin de gémir dans la retraite du crime de leurs pères, occuper les premières places de la finance, de la magistrature, de l’épée, s’élever jusqu’au ministère et aux dignités de la cour, enfin prouver qu’il n’est point d’infamie que ne couvre ou n’efface l’argent ! ».

Le « lecteur philosophe » en a vu d’autres, depuis Moufle d’Angerville. Il peut voir aujourd’hui que, non seulement on continue à « ne rougir de rien », non seulement « il n’est point d’infamie que ne couvre ou n’efface l’argent », mais que le brigandage, la rapine, les malversations, la concussion, le péculat et même l’assassinat, sont les meilleurs moyens, pour ne pas dire les seuls, d’obtenir la considération publique et d’occuper les premières places dans l’État. L’histoire de tout le XIXe siècle est là pour le démontrer, et plus encore celle de la IIIe République, depuis que les tripotages de l’opportunisme gambettiste ont ouvert les écluses de tous les Panamas du régime. Moufle d’Angerville n’avait pas prévu que les libéraux à la Guizot diraient à tous ceux qui n’avaient pas encore enté leur fortune sur les tiges de la Révolution : « Enri-

chissez-vous ! » Il n’avait pas prévu non plus ce Monsieur Thiers qui enseignait, à l’usage des bourgeois libéraux de son temps, de ceux radicaux-socialistes d’aujourd’hui, que : « la propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée. » Il n’y avait donc pas à « rougir », pas plus qu’à « gémir dans la retraite du crime de leurs pères » acquéreurs d’une fortune « flétrie dès son origine », pour les descendants des Rapinat, des Thénardier et des Robert Macaire ; il n’y avait qu’à les imiter et, dans la vénalité, être les plus vénaux !

Aujourd’hui, tout ce qui est public est vénal. Jadis, on voyait encore certaines fonctions, électives entre-autres, qui n’étaient qu’honorifiques. Des gens se faisaient un honneur de servir la collectivité sans en tirer d’autres profits que ceux de leur conscience ou de leur vanité, suivant qu’ils étaient de plus ou moins nobles caractères. Mais aujourd’hui, toutes les fonctions, électives en particulier, sont devenues cette vaste « assiette au beurre », à l’assaut de laquelle se ruent tous les faméliques de la vénalité, et où se vautrent avec un impudent cynisme tous ceux qui ont pu s’en gaver. Dans cette innommable curée, on ramasse des fortunes que jamais un travailleur honnête ne pourrait gagner dans une quelconque profession. On devient moins respectable qu’un bandit de grand chemin qui, lui, risque au moins sa peau. Mais on a de hautes protections, et s’il arrive qu’elles faillissent au point de vous laisser passer devant un tribunal comme un vulgaire objecteur de conscience ou un de ces pauvres bougres qui ne surent tondre du pré de la fortune que la largeur de leur langue, on est triomphalement acquitté par des magistrats serviles qui disent obséquieusement : « Trompe qui peut ! », comme s’ils disaient au trompeur : « Ne m’oubliez pas dans votre distribution. sportulaire » !…

L’argent, qui pourrit tout, a ainsi pourri tous ceux qui devraient être à un degré quelconque des conducteurs et des arbitres de la mécanique sociale. Il n’est plus de sacerdoce, d’acte désintéressé, gratuit, sauf chez quelques-uns, volontaires d’une générosité périmée, véritables apôtres dont généralement on se moque ou qu’on suspecte parce que dans un monde définitivement vénal on est devenu incapable de comprendre pourquoi ils ne tirent pas profit des services qu’ils rendent. La vénalité est devenue, encore plus que la vacuité, le mobile des actions humaines. Elle caractérise un état social où les scrupules de conscience sont devenus une névrose comme la pauvreté (Lumbroso), un vice honteux, un crime, que la loi et les juges condamnent aussi hypocritement qu’ils assurent l’impunité de toutes les friponneries de la vénalité triomphante.

La vénalité la plus caractéristique à l’époque actuelle est celle de la presse. Par cette presse, maîtresse de l’opinion, toutes les autres formes de la vénalité sont souveraines et peuvent exercer impunément leurs méfaits. Par elle, les pires ruffians du tripot politicien, qui se gavent de tous les plats et mettent ce qui leur sert de conscience à toutes les sauces, peuvent parler effrontément au nom de la vertu ! de l’honneur !  ! du désintéressement !  !  ! pour flétrir ceux de leurs compères « qu’on sonne comme des domestiques pour leur remettre les reliefs du festin électoral, et qu’on siffle comme des chiens pour leur offrir un os à ronger » (Le Temps, 20 août 1934).

Il a été déjà parlé plusieurs fois de la vénalité de la presse dans le présent ouvrage (voir Journalisme, Presse, etc.). Une fois de plus, elle a été étalée à l’occasion des événements fascistes qu’on a vus en France, depuis la tentative de coup d’État du 6 février 1934. Elle est, avec la vénalité des gens de gouvernement et de toute la valetaille politicienne, le grand instrument de domination capitaliste et de réaction