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man tragique troubla la vie d’Abélard. Ses hardiesses théologiques lui valurent, en outre, la haine tenace de saint Bernard et plusieurs condamnations par les autorités ecclésiastiques. Rappelons le nom de l’évêque Gilbert de la Porrée, qui mourut vers 1154 et fut, lui aussi, accusé d’hérésie par saint Bernard, ainsi que celui de Pierre Lombard, plus théologien que philosophe, dont le Livre des Sentences devint un manuel presque obligatoire dans les écoles du XIIIe siècle : il sut courtiser Philippe-Auguste et fut nommé évêque de Paris. Amaury de Chartres et David de Dinan, qui furent condamnés en 1209, au concile de Paris, parce qu’ils professaient un panthéisme non déguisé, avaient subi l’influence de la philosophie arabe, propagée en France par des juifs venus d’Espagne.

Déjà, au IXe siècle, l’arabe Alkindi, auteur de très nombreux ouvrages, tous perdus, avait écrit plusieurs traités sur Aristote. Al-Farabi, au Xe siècle, et plus tard Avempace, le maître d’Averroès, le célèbre Avicenne, Ibn-Thofait (l’Abubacer des scolastiques), Gazali se sont inspirés, à des degrés divers, de la doctrine du Stagirite ; ils aboutirent parfois à un audacieux mélange de mysticisme panthéistique et de rationalisme qui les rendit suspects aux musulmans. Le plus célèbre des philosophes arabes fut Averroès, qui naquit à Cordoue dans le premier quart du XIIe siècle et mourut en 1198. Condamné à l’exil pour crime d’impiété, il fut rappelé, par la suite, dans sa ville natale, mais demeura toujours antipathique aux pieux disciples de Mahomet qui le soupçonnaient d’être mécréant. Son érudition encyclopédique est attestée par d’innombrables ouvrages. Grand admirateur d’Aristote, dont les écrits avaient été traduits en arabe par les savants de Cordoue, il donna des commentaires de tous ses livres : commentaires où des réminiscences néo-platoniciennes altèrent souvent la pure doctrine péripatéticienne. Parmi les partisans d’Averroès, signalons deux israélites, Avicébron et Maimonide, qui tempérèrent la virile hardiesse de son enseignement rationaliste par des idées empruntées à la Bible. De l’arabe, les ouvrages d’Aristote furent peu à peu traduits en latin, et des horizons nouveaux furent ainsi découverts aux philosophes du moyen âge. Par contre, ils continueront d’ignorer les livres les plus essentiels de Platon.

Dans le péripatétisme, l’Église vit d’abord un cadeau des pires ennemis de la foi catholique, les musulmans et les juifs. En outre, les théologiens estimaient cette philosophie incompatible avec certains dogmes chrétiens. La Physique d’Aristote fut solennellement condamnée en 1209, sa Métaphysique en 1215 et en 1230. Puis un revirement s’opéra dans l’esprit des dirigeants ecclésiastiques ; ils estimèrent qu’il valait mieux se faire un allié du Stagirite que de l’avoir pour adversaire. Adorant ce qu’ils avaient brûlé, ils finirent par adopter officiellement le péripatétisme et par faire d’Aristote un précurseur du Christ dans l’ordre de la nature, prœcursor Christi in rebus naturalibus. Si l’Église y gagna en tranquillité, la philosophie y perdit toute indépendance et toute originalité. Bien que les écrivains catholiques assurent le contraire, le XIIIe siècle fut une pauvre époque au point de vue philosophique. Il faut l’aveuglement ou la mauvaise foi d’un Maritain, d’un Massis et des autres candidats aux récompenses de l’Académie française, pour affirmer le contraire.

Parmi les scolastiques qui ne brillèrent qu’au second rang, rappelons sans insister Alexandre de Halès, anglais d’origine, qui enseigna à l’Université de Paris, le dominicain Vincent de Beauvais, lecteur de saint Louis, l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne, Henri de Gand, que l’on surnomma le docteur solennel. Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, Duns Scot, Raymond Lulle méritent, à des titres divers,

de retenir plus longuement notre attention. Albert le Grand, né en Souabe, en 1193 ou 1205, se fit dominicain, enseigna la théologie avec éclat, puis fut nommé évêque de Ratisbonne. Mais il résigna bientôt cette charge pour s’adonner plus librement à l’étude. Son érudition lui valut une durable réputation de sorcier ; et les œuvres qu’il a laissées remplissent 21 volumes in-folio. Il manque d’originalité et se borne généralement à accommoder à sa façon les emprunts qu’il fait aux autres. Sous sa plume, les erreurs, les inexactitudes, les redites abondent. Sa philosophie est celle d’Aristote, à qui il attribue quelquefois les idées de Platon ; ses arguments sont en général très peu probants, car sa pensée n’a aucune profondeur. Il mourut vers 1280. L’Eglise lui fut reconnaissante d’avoir été le maître de saint Thomas d’Aquin et le mit au nombre des bienheureux.

Thomas d’Aquin est aux yeux des catholiques le philosophe chrétien par excellence, celui dont la doctrine inspire une confiance entière aux plus rigides gardiens de l’orthodoxie. « Il a fait autant de miracles qu’il a composé d’articles, déclarait Jean XXII qui le mit au nombre des saints ; à lui seul il a donné plus de lumières à l’Église que tous les autres docteurs, et l’on profite plus en une année seulement dans ses livres que pendant une vie tout entière dans les écrits des autres. » Nombreux sont les papes et les dignitaires ecclésiastiques qui ont tenu à son égard un langage aussi flatteur. Peu intéressante en elle-même, sa doctrine a exercé une influence considérable parce qu’elle est devenue, en quelque sorte, partie intégrante du catholicisme. Thomas naquit dans la ville d’Aquino, vers 1227 ; il entra chez les dominicains, étudia sous la direction d’Albert-le-Grand et se fit recevoir docteur à Paris. Son embonpoint devint tel qu’on dut faire une entaille à la table où il mangeait, pour y loger son ventre. Il écrivit beaucoup et enseigna dans les principales écoles d’Italie, ainsi qu’à Paris. La mort le surprit près de Terracine, en 1274, alors qu’il se rendait au concile de Lyon. Son système philosophique n’a rien d’original ; il n’ouvre pas à la pensée des horizons nouveaux ; il se contente d’accommoder Aristote à une sauce orthodoxe pour le rendre agréable aux gosiers chrétiens. Ajoutons que l’Ange de l’École, c’est le titre que les catholiques donnent à Thomas, se trompe parfois singulièrement sur la vraie pensée du Stagirite. Les preuves qu’il donne de l’existence de dieu (en particulier celle du mouvement, dont les auteurs chrétiens font si grand cas et qui est empruntée à la doctrine péripatéticienne) ne supportent pas un examen approfondi. En psychologie, il reproduit le Traité de l’Âme, mais en jargon scolastique et en faisant une place aux querelles des réalistes et des nominalistes. A la suite d’Aristote, il distingue dans tout être la forme et la matière ; et c’est dans la matière qu’il place le principe d’individuation. En morale, Thomas d’Aquin affirme l’existence d’un souverain bien qui est dieu ; il accorde à l’homme une liberté plus grande que la doctrine augustinienne de la grâce ne le permettait. D’où de nombreuses disputes entre ses disciples et ceux de Duns Scot. Toutes les sottises, tous les préjugés, toutes les erreurs qui fourmillent dans la philosophie spiritualiste se retrouvent chez l’Ange de l’École. Aussi ne peut-on s’empêcher de sourire lorsqu’un Gonzague Truc ose écrire : « Le thomisme est une restauration des valeurs philosophiques. Nulle doctrine n’apporte plus de satisfaction à l’esprit. Nulle pensée n’est si complète ni ne joint à tant de hardiesse une si subtile prudence. Elle paraît naturellement ou providentiellement appelée à corriger l’erreur moderne, à nous réapprendre que le sensible n’épuise pas l’être… Que faut-il penser de la valeur dernière du thomisme ? Ce serait la vérité, si la vérité pouvait appartenir à ce monde. » De telles flagorneries à l’adresse d’un système dépour-