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virginité, son infériorisation de l’œuvre de chair, est responsable du fait qu’on a reporté sur la toilette l’attention qu’on accordait jadis au corps nu. Notre eugénisme actuel, sous ses dehors scientifiques, n’est pas tant libéré que cela du préjugé de « la pureté » chrétienne.

Nous le répétons, quelques-unes des préoccupations de l’auteur de la « Cité du Soleil » ne sont pas originales, les Lacédémoniens avaient employé eux aussi des moyens appropriés pour obtenir des produits humains forts et vigoureux, mais Campanella ne sut pas s’assimiler leur amour de la liberté — pas plus que le point de vue des Carpocratiens, dont il s’inspira, paraît-il, pour imaginer son utopie. Parmi les Carpocratiens, secte fondée au début du second siècle de l’ère vulgaire par Carpocrate et son fils Epiphanes, les enseignements chrétiens avaient été portés à une telle conséquence qu’un communisme absolu y régnait. Ils pratiquaient la communauté des biens et celle des sexes. C’était la coutume parmi eux, quand ils recevaient un hôte, que leur compagne s’offrît d’elle-même à lui. Mais aux XVI- siècle et XVIIe siècle, bien que, spécialement dans les classes riches, les mœurs fussent assez libres, on n’aurait jamais permis, même dans des ouvrages de fantaisie, la propagation d’idées comme celles des Carpocratiens. C’est pourquoi les auteurs de ce temps-là sont très chiches en ce qui concerne la question sexuelle. Ce qui est dû aussi au fait qu’ils acceptaient l’idée religieuse qui considérait le mariage comme indissoluble et comme la seule forme d’union permise entre l’homme et la femme.

Morelly lui-même, qui pour maints autres sujets, fut un innovateur des plus audacieux, un démolisseur acharné de mensonges conventionnels, ne fait que répéter, en ce domaine, ce qu’avaient déjà exprimé ses devanciers.


Dans son Code de la Nature, on trouve un groupe de lois conjugales destinées, selon son auteur, à éviter tous les abus. Voici ce qu’elles prescrivent, entre autres choses :

« Au début de chaque année se célébreront publiquement les fêtes du mariage. Les jeunes gens des deux sexes seront réunis et, en présence du Sénat de la Cité, chaque jeune homme choisira la jeune fille qui lui plaît le mieux et, après avoir obtenu son consentement, il la prendra pour épouse.

Le premier mariage sera indissoluble pour un espace de dix ans ; au bout de ce temps, le divorce sera permis, soit à la demande des deux parties, soit à la requête d’une seule.

Les raisons du divorce s’exposeront en présence des chefs de famille des tribus réunies, qui tenteront tous les moyens de réconciliation possible.

Le divorce déclaré, les personnes séparées ne pourront se remarier avant un délai de dix mois. Avant ce temps, il ne leur sera permis ni de se voir ni de se parler ; le mari restera dans la tribu de sa famille et la femme retournera dans la sienne. Ils ne pourront traiter de leur réconciliation que par l’intermédiaire d’amis communs.

Les personnes divorcées ne pourront se remarier avec quelqu’un d’autre que leur ex-mari qu’un an après le prononcé du divorce ; passé ce délai, il ne leur sera pas permis de se remarier.

Les personnes divorcées ne pourront se remarier avec d’autres moins âgées qu’elles, ou d’un âge moindre que celles dont elles se sont séparées. Seules, les personnes veuves jouiront de cette liberté.

Les personnes qui ont déjà été mariées ne pourront se remarier avec des jeunes gens qui ne l’ont jamais été. » (Nous reproduisons ces extraits d’après un texte espagnol, n’ayant pas le texte français sous les yeux.)

Le « Code » de Morelly constitue un petit progrès sur

les utopistes qui l’ont précédé, sur More spécialement. il concède aux hommes une certaine liberté de choix. il faut arriver jusqu’à William Morris — dans ses Nouvelles de Nulle Part — pour trouver une conception plus sensible, plus spontanée, moins codifiée de l’amour.

A vrai dire, il faut sauter deux siècles pour arriver de Morelly à William Morris, et nous négligeons une grande quantité de penseurs qui, dans cet intervalle, ont fait évoluer les idées. Avec William Morris, nous sommes au XIXe siècle. Le mouvement social est né, il s’affirme chaque jour d’avantage, l’utopie d’hier est en passe de devenir, demain, une réalité. La femme, dont on ne tenait aucun compte, qu’on considérait comme un objet accessoire, est considérée non seulement en théorie, mais encore en pratique, comme l’égale de l’homme. Avec l’homme, et autant que lui, elle participe au développement de la vie sociale. Ce fait ne peut qu’influer sur les idées des penseurs et des artistes contemporains…

Morris imagine donc la vie future comme une harmonie poétique des facultés humaines indépendantes, mais se complétant, où la liberté de chacun trouve son complet épanouissement dans la liberté de tous.


« Si donc — explique le porte-parole de Morris — un arrière grand-père — nous avons cessé d’être commerciaux dans nos affaires d’amour, nous avons aussi cessé d’être artificiellement fous. La folie qui vient de la nature, l’imprudence de l’homme peu mûri, ou l’homme plus âgé pris dans un piège, nous devons nous arranger de tout cela et nous n’en sommes pas autrement honteux ; mais quant à être conventionnellement sensibles ou sentimentaux… je crois que nous avons rejeté quelques-unes des folies de l’ancien monde… Du moins, si nous souffrons de la tyrannie et de l’inconstance de la nature et de notre propre manque d’expérience, cela ne nous fait pas grimacer, ni mentir. S’il doit y avoir séparation entre ceux qui avaient pensé ne jamais devoir se séparer, qu’ils se séparent ; mais il ne doit y avoir aucun prétexte d’union, quand la réalité en a disparu ; pas plus que nous ne forçons ceux qui savent bien en être incapables à professer un sentiment éternel qu’ils ne peuvent véritablement pas éprouver ; c’est ainsi que si la monstruosité du plaisir vénal n’est plus possible, elle n’est pas non plus nécessaire… »

Un autre écrivain, Joseph Déjacques, publiait, en 1858, une Utopie anarchiste où la question de l’amour joue un rôle très important dans la formation de sa société paradisiaque. Les hommes y vivent complètement heureux parce que la liberté la plus complète y règne sur tous les terrains. L’homme et la femme, pour s’aimer n’obéissent à aucune loi, aiment quand il leur plaît, comme il leur plaît et qui leur plaît. Liberté entière de l’un et de l’autre côté. Aucune convention ou contrat légal ne les lie. L’attraction est leur unique chaîne, le plaisir la règle unique. Cependant l’amour est plus durable et s’entoure de plus de pudeur que parmi les civilisés. Le mystère dont on se plaît à entourer les libres alliances, donne à celles-ci un charme toujours renaissant. On considère comme une offense à la chasteté des mœurs et une provocation à la jalousie de révéler à la clarté publique l’intimité des amours sexuelles. Tous, en public, échangent de tendres regards, des regards de frères et de sœurs, brillant des reflets de la plus vive amitié. L’étincelle de la passion ne brille que dans le secret, à l’exemple des étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits.

La monogamie n’est pas non plus obligatoire, bien que l’amour unique, l’amour perpétuel de deux cœurs fondus dans une attraction réciproque soit la suprême félicité des amants, la cime de l’évolution sexuelle ; c’est le foyer rayonnant vers lequel tendent toutes les