Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
UTO
2831

prennent place des formes nouvelles qui ne s’inspireront que de la souveraine raison et d’une saine justice !

Les hommes — nous l’avons dit — tendent à s’affranchir des Dieux. D’autre part, le progrès leur enseigne des vérités, pose des principes d’où résulte une morale infiniment plus profonde et autrement sublime que toutes les morales religieuses en usage et qui, tour à tour, se sont révélées impuissantes à développer les nobles sentiments et à créer joie et bien-être. Morale nouvelle qui incite l’individu à pratiquer envers ses semblables cette grande loi de la solidarité sans laquelle aucune civilisation n’est possible ni durable et sur laquelle reposera la société conçue par les anarchistes et que de prochaines générations plus viriles et à la volonté plus agissante feront entrer, de l’ « utopie » dans le champ des fécondes réalités en suscitant enfin la venue d’une Humanité qui vivra et se développera dans une atmosphère de vérité et de justice, propice à l’éclosion des sentiments de fraternité et d’entraide ! — A. Blicq.


UTOPISTES (les) ET LA QUESTION SEXUELLE. [On appelle « utopie » (du grec , non, et topos, lieu — c’est-à-dire : chose qu’on ne rencontre en aucun lieu) un pays imaginaire où tout est parfaitement réglé pour le bonheur de chacun ; l’utopiste est le créateur d’une utopie ; ce peut être aussi le partisan des créations de ce genre.] Dans sa Philosophie de la Préhistoire (p. 101), Gérard de Lacaze-Duthiers assure que c’est : « dans le domaine sexuel que la morale est la plus immorale. C’est là surtout qu’elle manifeste sa mauvaise humeur, car ayant la vie en horreur, la source de la vie lui est insupportable. Elle décrète impérativement que ce qui est naturel est immoral, Aussi aboutit-elle à des incohérences sans nombre. Elle est obligée de découvrir des faux fuyants : des détours, des compromis pour paraître logique. Elle ne fait que démontrer par là son illogisme en fait de morale sexuelle. L’humanité retarde. Elle ne sait ce qu’elle veut, elle se débat dans un tissu de contradictions, elle se renie sans cesse. Elle ne paraît pas soupçonner qu’il existe une question sexuelle, la plus importante de toutes les questions qui l’accaparent. De cette question, en effet, dépend le bonheur des individus. Sous aucun prétexte, elle ne veut en entendre parler : ce serait la fin de tout. A plus forte raison d’une esthétique sexuelle, considérant l’œuvre de chair comme une œuvre d’art. Ô bêtise éternelle, tu règnes dans ce domaine souverainement. Jamais certains esprits ne se décideront à regarder la vérité en face. L’humanité ne diffère pas de l’animalité. Elle a comme elle un sexe. Elle est soumise aux mêmes lois. L’homme n’est pas une entité : il possède un corps. C’est de l’hypocrisie de ne pas en convenir. Il faut donc se résoudre à admettre certaines fonctions, certains gestes, n’en déplaise aux esprits bien pensants, esprits pauvres et pauvres esprits, qui ne parlent qu’à mots couverts des organes sexuels, comme d’une chose innommable (…) Une éthique sexuelle n’est guère possible dans une société qui ne s’intéresse qu’à des combats de boxe ou des prouesses d’aviateurs. »

Les utopistes, les esprits qui ont couché sur le papier leur rêve d’une société sinon parfaite, du moins perfectionnée, ou autre que les milieux sociaux où ils vivaient, n’ont eu garde de passer sous silence la question sexuelle, que nous regardons, nous aussi, comme l’un des plus importants problèmes qui sollicitent l’humanité. Il n’est pas une utopie où, d’une façon ou d’une autre, on n’apporte une solution aux difficultés que peut soulever non seulement l’amour, mais son fruit : l’enfantement.

Si la question des relations sexuelles entre homme et femme a préoccupé, dans toutes les époques, les penseurs de toute espèce : les sociologues, les artistes, les moralistes et les hygiénistes, chacun y apportait une

solution qui, tout en s’appliquant à la généralité, satisfaisait le tempérament et la pensée de l’auteur.

De sorte que cette question est restée et restera une cause de débats prolongés. Elle ne peut faire moins qu’intéresser tous les penseurs préoccupés de préparer les voies à un devenir meilleur, et qui cherchent une solution harmonisant avec la liberté, le bien-être et la félicité de tous. La question intéresse les utopistes, inventeurs de sociétés futures, comme tous les autres problèmes de la vie sociale, elle les intéresse même à un très haut degré, sa résolution constituant l’une des principales bases de la raison d’être d’une vie nouvelle.

…Mais les solutions présentées divergent profondément, non seulement selon les époques, mais surtout selon les préoccupations et le déterminisme de l’auteur.

Tous les anciens.utopistes s’accordent pour abolir la propriété privée ; ils se trouvent même tous d’accord pour donner au travail un caractère obligatoire, mais quand il s’agit des relations sexuelles, l’unanimité du point de vue et des mesures nécessaires cesse.

Dans sa République, Platon (429–347 avant l’ère vulgaire) décrète non pas la communauté des femmes, mais des mariages renouvelés chaque année par le sort, de sorte que chaque femme puisse avoir 15 à 20 maris différents, comme chaque homme 15 à 20 épouses. Le but est d’obtenir, par ces croisements, des produits de qualité supérieure. Mais ce n’est qu’en apparence que le sort règlera ces unions ; les magistrats, usant d’une fraude patriotique, assortiront les couples de manière à obtenir les meilleures conditions de reproduction. Du reste, la fidélité sexuelle est de rigueur dans ces mariages passagers.

Les enfants ne connaissent pas leurs parents : déposés dès leur naissance dans un bâtiment commun, ils seront allaités par les mères transformées en nourrices publiques ; une éducation commune leur est dispensée. Ne connaissant ni leurs pères ni leurs mères, ils seront obligés par conséquent de se considérer comme frères, d’avoir pour tous les hommes et pour toutes les femmes le même respect filial, tandis que tous les hommes et toutes les femmes auront pour tous ces enfants la même tendresse paternelle ou maternelle. L’idée est de faire disparaître, par ce moyen, les privilèges de la naissance, l’ambition de famille, etc…

Dans ses Lois, Platon a fait des concessions à l’organisation sociale de son temps, mais il n’a rien retranché du point de vue où il s’était placé dans sa République : c’est que l’abolition de la famille est la condition nécessaire, la suite inévitable de la communauté des biens. Loin de se désavouer donc, il écrira : « Quelque part donc que cela se réalise ou doive se réaliser un jour, que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de toute espèce communs et qu’on apporte tous les soins imaginables pour retrancher du commerce de la vie jusqu’au nom même de propriété ; de sorte que les choses mêmes que la nature a données en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes à tous autant qu’il se pourra… en un mot, partout où les lois viseront de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement un, on peut assurer que c’est là le comble de la vertu publique. » (Les Lois, chap. V).

Diodore de Sicile, au siècle d’Auguste, parlera d’une île de l’océan Indien qu’un certain Jambol et son ami avaient découverte au cours d’un voyage d’affaires. On y va plus loin que Platon. Le mariage y est inconnu. La communauté des femmes y règne et les enfants y sont élevés comme appartenant à tous et sont également aimés de tous. Tant qu’ils sont encore petits, il arrive souvent que les nourrices échangent leurs nourrissons, de telle sorte que les mères ne connaissent pas leurs propres enfants. Ils ignorent l’ambition et vivent dans la paix et la concorde.

Diodore de Sicile n’était pas aussi « utopiste » qu’il paraît. Il semble, en effet, que le communisme sexuel