Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/332

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
UTO
2830

re, la notion du progrès tend à se développer et l’on voit tout naturellement entrer dans le domaine des réalisations positives, de nombreux plans ou systèmes sociaux considérés jusqu’alors comme de pures utopies.

Oui, au fur et à mesure que les Dieux s’évanouissent, la volonté et la puissance des hommes s’affirment ! On n’ose plus dire à l’individu que tout idéal de vie heureuse est placé dans le passé, qu’il doit jeter ses regards en arrière ! Sans secours divin, n’ayant, pour dieux que ses propres efforts, l’Humanité réalise, chaque jour quelque Progrès et fait elle-même sa civilisation, qu’elle sait désormais ne plus pouvoir attendre des mains d’un Créateur !

Le merveilleux est, en effet, de plus en plus éliminé du monde et de l’humanité par le seul fait d’une transformation lente et continue dans le temps, d’une marche en avant rendant totalement inutile l’intervention du miracle, mais nécessitant, par contre, une volonté d’action, l’utilisation de toutes les connaissances humaines, desquelles dépend la solution des divers problèmes considérés jusqu’à ce jour comme utopiques et que s’était posés la pensée abstraite !

A travers les âges, l’Homme parvient à triompher de presque toutes les forces hostiles à la Nature. Les tentatives faites, par exemple, il y a un siècle, en vue d’asservir, de domestiquer les éléments, tentatives qui paraissaient alors des plus utopiques, sont aujourd’hui couronnées de succès et les conquêtes du progrès, dans le domaine matériel, sont telles, que l’on peut hardiment avancer que les conceptions les plus osées, les plus audacieuses sont d’ores et déjà permises et assurées du triomphe dans un avenir plus ou moins rapproché. L’Homme a vaincu la Nature en faisant de l’utopie une magnifique et féconde réalité !

Est-il insensé de prétendre qu’il ne saurait en être autrement dans le double domaine moral et social ?

Certes, il sied de reconnaître que les progrès, que les transformations, que les conquêtes accomplies par l’humanité sur le plan matériel n’ont point été accompagnées des mêmes conquêtes, des mêmes transformations et des mêmes progrès dans l’ordre moral et moins encore, peut-être, dans le domaine social. L’individu a, sans doute, triomphé plus aisément des forces hostiles qui l’entourent que des passions appauvrisseuses qu’il porte en lui. Grâce à de puissants appareils, il s’élève sans peine, dans les airs ; trop rarement, hélas ! et bien souvent encore au prix de mille efforts, il s’élève au-dessus d’une humanité où persistent les sentiments mesquins et vils ! Il continue à se débattre dans les mille mensonges de la vie quotidienne et il n’apporte à la réalisation de cette séduisante harmonie sociale si généreusement conçue par les « Utopistes » du XIXe siècle qu’une volonté trop molle, qu’une énergie trop souvent défaillante !

Ici, deux conceptions s’affrontent, l’une veut que l’individu ne se libérera jamais des mille préjugés qui obscurcissent sa raison et qu’un milieu nettement hostile autant qu’une éducation radicalement fausse n’ont fait qu’entretenir et développer. Conception qui s’inspire de cette théorie en vertu de laquelle le progrès, dans l’ordre moral, ne serait qu’un piétinement sur place, sans qu’il soit tenu compte de ce fait indéniable, évident comme la lumière du soleil, que puisque nos pères nous ont préservés de nombreuses erreurs où ils sont tombés, il devient, par suite, tout à fait logique qu’il est en notre pouvoir d’épargner nos propres erreurs à nos descendants ! Il est à remarquer que les partisans de cette conception qui se déclarent volontiers des hommes positifs, des esprits éclairés, proclament que l’individu ne pourra jamais vivre sans une autorité qui le plie à toutes les obligations et à tous les devoirs que comporte la vie en société, d’où il s’ensuit, naturellement, le classement, la catégorisation des hommes en maîtres et en esclaves, donc : en riches et en pauvres !

L’autre conception — celle des « utopistes » que sont les anarchistes — se base sur les considérations que voici.

En interrogeant loyalement l’Histoire, ne mesure-t-on pas immédiatement l’immensité du chemin parcouru par cette unique constatation que, parti d’une liberté plus que précaire dont la force était la seule mesure, l’individu, par les divers degrés d’une liberté que garantit plus ou moins ce qu’on pourrait appeler une hiérarchie de privilèges, s’élève peu à peu à une liberté que son sentiment de plus en plus animé de l’égalité assure et que ne limitera, somme toute, que le droit dont il a une conscience de plus en plus nette et qu’il tend, chaque jour davantage, à reconnaître à ses semblables ?

Ils savent, ces irréductibles « utopistes », que si la théorie du progrès ininterrompu est démentie par mille faits qui nous montrent, en effet, qu’un état postérieur n’est pas nécessairement en avance sur celui qui le précède ; que s’il y a des flux et des reflux, des arrêts momentanés, des reculs parfois définitifs et même des recommencements, il n’en reste pas moins exact que la moralité, ainsi que la notion de la vie du XIXe siècle, par exemple, l’emportent — et de beaucoup — sur les abominables superstitions du moyen âge catholique et que, de nos jours si sombres que soient les heures que nous vivons, si inquiétants les événements dont nous sommes et serons encore les témoins, nous sommes fondés à affirmer que, de plus en plus, le droit humain se substitue à la force brutale et à la grâce divine ; la simple justice à l’amour mystique ou à la notion de charité ; la raison, l’esprit de révolte, l’expérience scientifique à l’extase, à l’esprit de soumission et à l’ignorance !

Plus de fatalisme providentiel, mais la certitude que le temps, les circonstances et surtout l’individu lui-même demeurent les grands et décisifs facteurs de l’évolution, que l’homme, artisan de sa destinée, imprime à l’histoire quelque chose de son activité et que, s’il est vrai que le milieu physique et intellectuel modifie, dans une forte mesure, les caractères, les mœurs, les institutions, c’est toutefois « de l’homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit le monde » (E. Reclus).

Lorsque les anarchistes rêve « d’harmonie finale », quand ils ambitionnent l’instauration d’une société juste et fraternelle, d’où toute oppression serait bannie, où l’homme enfin cesserait d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, leurs adversaires — les tenants du principe d’autorité – ne manque jamais de les qualifier d’ « utopistes » ! On se hausse, en effet, très difficilement jusqu’à cette notion des faits, qu’il ne saurait y avoir que deux méthodes en matière sociale : celle qui consiste à faire rétrograder la société, à la faire retourner résolument en arrière et l’autre qui veut que les hommes aillent résolument en avant. Et, si douloureuse que puisse être la contradiction qui existe entre la nouvelle conception du monde, à laquelle se rallient tous les esprits vraiment éclairés et entièrement désabusés, et les vieilles institutions frappées de mort, qui ne trouvent de partisans que parmi ceux qui en retirent tous leurs privilèges, il faut de toute nécessité, faire son choix entre ces deux méthodes.

Or les anarchistes sont convaincus que le salut de l’Humanité ne saurait être dans le passé : ils ne peuvent donc placer tous leurs espoirs que dans l’avenir. Réellement soucieux de mettre enfin un terme au déchirement intérieur qui se produit chez la grande majorité des individus, c’est-à-dire le perpétuel désaccord entre la forme et le fond, ils affirment et sont en mesure de prouver, que ce qu’il faut avant tout à l’Humanité pour qu’elle connaisse le bonheur, c’est la possibilité, pour elle, de vivre en conformité de ses conceptions et de ses vues. Que disparaissent donc les formes désuètes et que