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confiance absolue du début succède une défiance universelle et systématique ; un doute illimité remplace le dogmatisme originel. Non que le doute du sceptique porte sur les apparences sensibles ou qu’il ne reconnaisse pas les idées comme certaines en tant que faits mentaux. Sans peine, il déclare que la gentiane lui semble amère et que le monde physique paraît soumis à des lois inflexibles. Mais sensations et concepts répondent-ils à la réalité ? Pouvons-nous, dépassant les apparences, porter des jugements sur les choses elles mêmes ? Parce qu’il s’estime incapable de sortir hors du cercle des phénomènes de conscience, pour poser l’être, le sceptique refuse de se prononcer sur la valeur objective de nos connaissances. Il n’affirme rien, il ne nie rien ; son attitude est le doute, un doute complet, définitif. Et, comme le jugement implique la prétention de sortir de soi-même, il s’abstient de juger. De même il se refuse à énoncer aucune définition, car définir c’est déterminer l’être, en reproduire l’essence : chose manifestement absurde.

Ce scepticisme philosophique, qui échappe entièrement aux critiques que les esprits superficiels ont coutume de lui adresser, fut enseigné chez les Grecs par Pyrrhon d’Élis : d’où le nom de pyrrhonisme qu’on lui donne assez souvent. Dans le doute, Pyrrhon (qui florissait vers 340 avant notre ère, mais dont la vie est fort mal connue) voyait un moyen commode de parvenir à la tranquillité et au bonheur. Sa doctrine fut reprise et développée par Œnésidème, Agrippa, Sextus Empiricus, chez les anciens, et, à une époque plus récente, par Montaigne, La Mothe le Vayer, Hume. Ce dernier estime toute science vaine et toute induction impossible, car notre certitude s’arrête aux impressions et aux idées : les relations associatives établies entre ces éléments n’ont qu’une nécessité subjective ; elles contraignent l’esprit sans s’imposer aux choses. Des croyants, comme Pascal et l’évêque Huet, ont utilisé le scepticisme pour rabaisser la raison, mais dans le but avoué d’exalter la foi. Quant aux philosophes et aux savants qui, à la suite de Descartes et de Claude Bernard, pratiquent le doute méthodique, on aurait tort de les ranger parmi les sceptiques. Leur doute est provisoire ; ils ont confiance en la raison et veulent seulement écarter de leur route préjugés ou erreurs capables de les égarer.

En faveur de leur doctrine, les sceptiques invoquent le fait de l’erreur. Sens, conscience, mémoire, sentiment, imagination, raisonnement, toutes nos facultés, sans en excepter une seule, nous trompent. Et les croyances de la foule ignorante et moutonnière ne sont guère plus extravagantes que celles des philosophes qui prétendent n’écouter que la raison. L’homme ne dispose, en effet, d’aucun critérium lui permettant de distinguer le vrai du faux. Nos certitudes sont souvent mensongères, nos évidences illusoires, et, parce que tout homme est faillible, l’affirmation d’un savant, si grand soit-il, ne suffit pas à garantir la vérité d’une proposition. Or, en l’absence d’un moyen sûr de discerner les cas où la pensée reste d’accord avec son objet de ceux où elle ne l’est pas, rien ne prouve que nous ne sommes point le jouet de continuelles erreurs. De plus les hommes se contredisent sans cesse ; la variété des opinions est infinie ; sur la même chose, les appréciations diffèrent selon l’époque et le milieu. L’erreur d’hier est la vérité d’aujourd’hui ; ce qu’on approuve en France, on le condamne en Italie ; maintes de nos croyances actuelles seront rejetées par les générations futures. Et le même homme se contredit aux divers âges de son existence : adulte, il n’aura plus les idées qu’il avait dans son enfance ; vieillard, il adoptera souvent des opinions autres que celles qu’il professait à l’âge mûr. Comment choisir entre ces croyances opposées ; comment sortir de cet imbroglio de perpétuelles contradictions ? Si de tels faits n’autorisent pas à dire

que l’intelligence nous trompe toujours, ils la rendent du moins très suspecte et ébranlent singulièrement la confiance que nous pouvions avoir en elle.

Ajoutons, et c’est le principal argument des sceptiques, qu’il est impossible de justifier la raison. Car les preuves invoquées en sa faveur reposent sur elle nécessairement, et elle ne peut, sans commettre une pétition de principe, témoigner en faveur de sa propre véracité. « La raison, disait Sextus Empiricus, est un témoin souvent trompeur. Si elle veut qu’on se fie à ses dépositions, il faut qu’elle établisse les titres de sa véracité ; mais il faudrait pour cela que la raison cessât d’être suspecte, c’est-à-dire qu’elle cessât d’être elle-même. Ainsi, ou bien on admet aveuglément toutes les représentations de la raison, et alors on se condamne à la contradiction ; ou bien on fait un choix, et dans ce cas on tourne dans un cercle vicieux, ou l’on se perd dans un progrès à l’infini. » Cet argument a été, depuis, répété par de nombreux auteurs, sans qu’on ait rien ajouté d’essentiel. Dans un passage célèbre de ses Essais, Montaigne le présente sous cette forme : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. » Sous une forme piquante et dans un style excellent, nous retrouvons ici l’argument du cercle vicieux cher à l’école pyrrhonienne.

Incontestablement, la position du scepticisme est très forte, lorsqu’on le considère du point de vue théorique, car il part de constatations difficilement réfutables. Il n’existe pas de critérium infaillible de la vérité ; et, parce que le faux ne se distingue pas du vrai, psychologiquement, nous lui donnons parfois une adhésion entière, sans soupçonner aucunement notre erreur. En outre, il est évident que la raison ne peut se justifier elle-même ; toute tentative pour démontrer sa valeur enveloppe une pétition de principe. Les arguments qu’elle apporte en sa faveur ne sont recevables que si elle possède une vraie valeur, ce dont on discute justement. Néanmoins, le scepticisme absolu ne compte plus guère de partisans ; depuis que la science positive est parvenue à énoncer des propositions qui s’imposent à tous les esprits indistinctement, il s’est vu remplacé par un probabilisme et par un relativisme dont les formes sont d’ailleurs fort variables. Pour triompher définitivement, le pyrrhonisme aurait dû démontrer que l’erreur est essentielle à l’intelligence, qu’elle découle d’une organisation radicalement vicieuse de l’esprit. Il n’a pu le faire ; et, en déclarant que l’homme se trompe, il a posé par là-même l’existence de la vérité, puisque le faux ne saurait exister que par rapport au vrai. D’autre part, bien des contradictions, survenues dans les appréciations humaines, découlent uniquement des méthodes défectueuses utilisées par les savants ou le vulgaire ; dans certains domaines, leur nombre a sensiblement diminué : résultat qui doit faire naître de grands espoirs pour l’avenir. Enfin, si la raison n’est pas en mesure de se justifier, elle est pareillement incapable de se détruire. Pour démontrer son impuissance, il faut invoquer des arguments qui supposent, au préalable, la croyance en la valeur de la raison. Aussi, bien qu’elle soit chose relativement récente et que ses imperfections, son insuffisance, l’instabilité de ses conclusions paraissent scandaleuses à de nombreux contemporains, la science positive a-t-elle porté un coup mortel au pyrrhonisme, aujourd’hui relégué au rang des faits historiques. Mais il a joué un rôle important et rendu de grands services, car il a mis l’esprit humain en garde contre