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A mon avis, sa préparation, qui dura près de quatre ans, remonte à 1917 ; elle commença peu après la conférence confédérale de Clermont-Ferrand, où les deux fractions de la C.G.T., déjà fortement divisées sur la politique suivie par la majorité pendant la guerre, se « réconcilièrent » sur un nègre-blanc, sans provoquer le choc dynamique qui aurait redressé la Centrale syndicale française.

La révolution russe entrait dans sa deuxième phase : celle d’octobre 1917, et Lénine, avec juste raison, recherchait des appuis à l’extérieur, en France tout particulièrement, pour empêcher la formation autour de ses frontières de ce que Clemenceau appelait le « cordon sanitaire », c’est-à-dire, pour parler clair, le blocus économique et l’intervention militaire conjuguée du dedans et du dehors, ces deux armes redoutables de la contre-révolution mondiale.

Pour échapper à cette étreinte, qui risquait d’être mortelle, les chefs de la révolution russe ne pouvaient que chercher à étendre la révolution aux pays voisins : d’abord à l’Europe, si possible, et au monde entier, si les circonstances le permettaient. Leur raisonnement était juste et les conditions d’une telle révolution à l’échelle européenne, universelle peut-être, étaient largement réunies. Il restait à faire passer la conception dans la pratique, en utilisant la situation particulièrement favorable.

C’est dans ce passage de la conception à la pratique que les dirigeants russes commirent des fautes si impardonnables, pour des hommes comme Lénine et Trotsky, qu’on en reste, encore aujourd’hui, absolument confondu.

La principale de ces fautes est la méconnaissance absolue des mouvements ouvriers des autres pays et, tout particulièrement, du mouvement français, si spécial par son origine, ses caractéristique et le tempérament de la race.

Au lieu de s’adresser en frères au syndicalisme français, dont l’immense majorité était absolument acquise à l’idée de la révolution sociale dans son propre pays, les dirigeants russes tentèrent de lui imposer brutalement, par des moyens obliques et des procédés condamnables, leur propre conception de la lutte, leur doctrine et leur discipline : toutes choses qui firent se cabrer quantité de militants tout disposés à la lutte, mais qui voulaient rester maîtres de leur action, de leur tactique, et se refusaient à agir comme des petits garçons qu’on morigène à tout instant.

Cette attitude des révolutionnaires russes eut une autre conséquence : elle fournit des armes aux dirigeants de la C.G.T. peu enclins à engager une bataille de cette envergure.

Ces faits ne se passèrent pas qu’en France. Tous les prolétariats de l’Europe et même du monde, dont le concours était pourtant absolument nécessaire, furent traités avec le même mépris, avec la même ignorance des faits, sur la foi de renseignements donnés à Moscou par des hommes qui n’avaient aucune qualité pour remplir un tel rôle.

L’échec de la révolution européenne, de la révolution mondiale peut-être, vient exclusivement de l’incompréhension totale, par les dirigeants russes, du mouvement des autres pays, de leur autoritarisme, de leur mépris des militants et des organisations régulières de ces pays.

Si, au lieu d’agir ainsi, les hommes qui dirigeaient la révolution russe avaient compris que les peuples agissent selon les caractéristiques de leur propre génie, ce qui exclut l’uniformité mais crée l’harmonie dans la diversité ; s’ils avaient fait loyalement et directement appel aux centrales syndicales et à leurs militants, en les laissant libres du choix de l’heure, des moyens et du but, il n’est pas douteux que la révolution sociale serait devenue, à très brève échéance, une réalité sur

le plan où elle était possible et nécessaire pour assurer, avec le salut de la révolution russe, le succès de la révolution européenne et, sans doute, mondiale.

A une question aussi nettement et honnêtement posée, les centrales syndicales — celle de France la première — n’auraient pu que répondre affirmativement, d’autant plus rapidement que toutes les conditions de l’action révolutionnaire étaient, je le répète, réunies.

Les révolutionnaires russes, aveuglés par leur succès, jugeant de toute leur hauteur le reste des hommes — comme si leur révolution avait été la première et devait être la dernière à se produire dans le monde — trouvèrent plus expédient de noyauter, par tous les moyens, y compris les pires, les éléments actifs du mouvement syndical français ; de les dresser les uns contre les autres de façon absurde ; de pratiquer une politique de manœuvres et de contre-manœuvres absolument ridicule ; de provoquer une sorte de gymnastique gréviste constante qui démolit, une à une, toutes les organisations puissantes et, en particulier, les métallurgistes et les cheminots.

Cette politique qui consistait à utiliser comme tremplin les revendications légitimes des travailleurs et comme levain le désir d’action incontestable des masses laborieuses, provoqua les échecs successifs qui, de proche en proche, nous conduisirent à la débâcle de mai 1920, après la capitulation confédérale du 21 juillet 1919.

Il ne pouvait en être autrement. En effet, sentant le péril qui les menaçait, les dirigeants de la C.G.T. freinèrent autant qu’ils purent l’action des travailleurs. Quand ils ne purent, malgré tout, l’arrêter, ils la brisèrent in-extremis ou la rendirent inopérante par des compromis, comme celui de février 1920, qui enlevaient toute valeur au succès remporté.

Les Congrès de Lyon (1919), Orléans (1920) et Lille (1921) indiquent de façon saisissante les points culminants des luttes de tendance qui aboutirent à la scission du mouvement syndical français.

Ayant plus que jamais besoin d’avoir dans chaque pays un mouvement docile à leur injonction et capable d’appuyer leur politique extérieure, Lénine, Trotsky, Zinoviev et leurs amis prirent la décision de détruire, par la scission, les centrales et les partis qui leur résistaient.

Ils avaient l’espoir que, l’enthousiasme des masses aidant, ils pourraient faire disparaître, par la suite, facilement, les fractions d’organisations rebelles à leurs ordres. Et c’est là qu’ils commirent leur deuxième faute, plus impardonnable peut-être que la première.

En effet, la scission du parti socialiste, à Tours en 1920, celle de la C.G.T., en février 1922, permirent de grouper dans le Parti communiste et la C.G.T.U., en l’espace de quelques mois, l’immense majorité des forces actives de l’ancien Parti socialiste et de la vieille C.G.T.

Si, instruits — comme ils auraient dû l’être — par les expériences des années 1918 à 1920, les dirigeants de Moscou avaient compris le caractère français, s’ils avaient su ménager les susceptibilités des militants politiques et, surtout, syndicaux, il n’est pas douteux qu’en très peu de temps le Parti socialiste et la C.G.T. eussent été totalement vidés de leurs contenus, que ces organisations eussent été réduites à leur plus simple expression : un bureau et un cachet. Il est également certain qu’en très peu de temps, le mouvement ouvrier français aurait pansé ses plaies et retrouvé son allant et sa puissance révolutionnaire, par un effort bien dosé, pratique et fécond en résultats.

Au lieu de procéder ainsi, les dirigeants de l’Internationale Communiste, puis ceux de l’Internationale Syndicale Rouge — les mêmes au surplus — déclenchèrent la lutte intestine au sein des nouvelles organisations ; ils dressèrent les uns comme les autres des