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mes entre profiteurs habiles pratiquant ostensiblement la religion parce qu’il est avantageux pour eux que les autres — leurs éternelles dupes — croient, et une masse d’asservis qui se soumettront avec docilité à toutes les obligations et charges que comporte une doctrine faite d’abnégation et d’obéissance !

L’esprit de tyrannie en même temps que d’abjection ne pouvait, on le conçoit, que se développer à la faveur de tels enseignements et d’une telle pratique et l’on sait toute l’horreur de cette sombre nuit du moyen âge où, dix siècles durant, l’individu ne se reconnut d’autre droit que celui d’abdiquer et de s’avilir !

Certes, bien avant le triomphe du christianisme, l’homme s’était révélé comme un animal domesticable. La flatterie, tout autant que la terreur, l’avaient aisément maintenu dans la servitude et, en vertu de cette grande loi de l’accoutumance qui se fait sentir dans tous les domaines, l’individu, de plus en plus, laissait prendre ses forces, sa vie même par celui — le chef religieux ou guerrier — qui possédait ou la volonté ou la ruse et envers qui cependant, de par le jeu de ce sentiment fait d’affection, de respect et parfois de vénération que l’homme en général porte en lui, il témoignait, à l’encontre de toute dignité, de la plus abjecte des soumissions ! « Chien couchant qui rampe aux pieds du maître qui l’insulte et le frappe ! »

Dépeignant toute l’inhumanité, toute la cruauté, toute la tyrannie du paganisme parvenu à son déclin, le grand historien Michelet raconte que lorsqu’il y avait eu, au Colisée de Rome, un grand carnage, que les fauves, repus, se couchaient saouls de chair humaine, on songeait à divertir le peuple en lui donnant une farce. On jetait dans l’arène un misérable esclave condamné aux bêtes et à qui l’on avait mis un œuf dans la main. S’il parvenait jusqu’au bout, il était sauvé ! Les convulsions de la peur qui tourmentaient le malheureux jetaient, paraît-il, tous les assistants dans les convulsions du rire ! Le supplice qui guettait l’infortuné s’ingéniant à ne point troubler l’assoupissement des grands carnassiers, déchaînait une tempête, des rugissements de joie !

Veut-on savoir, à présent, de quelle façon la religion du Dieu d’Amour et de Fraternité respectait la vie humaine et entendait réaliser légalité ? Plaçons-nous à la fin du XVIIe siècle, alors que la toute-puissance de l’Église catholique s’incarne en ce roi très bigot et très corrompu : Louis XIV. Sur la pression des jésuites, ses confesseurs, et d’une courtisane, vieille pécheresse et également soumise aux disciples de Loyola, il vient de révoquer l’Édit de Nantes, événement accueilli, on le sait, avec délire par la papauté et qu’on célébra par un Te Deum. Et voici comment, à cette occasion, se comportèrent les Dragons si chers au cœur de la très catholique Mme de Sévigné :


« Les soldats, lisons-nous dans les Mémoires de la famille protestante de Portal, laquelle fut presque totalement massacrée, les soldats pendaient les hommes et les femmes par les pieds, les cheveux, les aisselles, par les parties les plus sensibles du corps, soit au plancher, soit aux crochets de la cheminée dans laquelle ils allumaient du foin mouillé pour les asphyxier à moitié. Ils les jetaient un instant sur les charbons et les retiraient à demi-brûlés, leur arrachaient les dents, les ongles, les épilaient, les flambaient nus. Ils leur lardaient le corps, les seins avec des épingles, les enflaient avec des soufflets jusqu’à les faire crever. Les femmes n’étaient pas épargnées. Ces missionnaires bottés attachaient les pères aux quenouilles du lit sur lequel ils violaient les épouses et les filles. Partout où pénétraient ces dragons d’enfer, on voyait se reproduire les diverses scènes de martyre ! »

Si l’on ne peut tenir les fondateurs du Christianisme pour les inventeurs de l’esclavage et de la tyrannie, ayant hérité d’un monde qui était infecté de ces vices,

on voit néanmoins, par le seul fait qui vient d’être reproduit que, non seulement ils n’ont pas eu le courage de les combattre, mais que, de plus, ils n’ont fait, eux et leurs continuateurs, qu’en accroître l’ignominie et l’horreur !

Vint le XVIIIe siècle. Première offensive vraiment sérieuse de la raison humaine. L’esprit de révolte naît en l’homme. L’Église et la Monarchie perdent la plus grande part de leur prestige et de leur autorité, bien qu’ils ne cessent de se donner la main en vue d’asservir l’individu qui semble vouloir leur échapper. Le respect aveugle tend à disparaître. Les liens se relâchent. Un esprit nouveau se fait jour ! L’homme songe à prendre enfin possession de lui-même ; en lui s’émousse la séculaire habitude de se courber devant autrui. Il a de plus en plus conscience de sa force, de sa dignité et, du même coup, les pieux — le christianisme au premier chef — reçoivent de terribles atteintes. Nous sommes au siècle des immortels Encyclopédistes, au siècle des Voltaire, des Diderot, des d’Alembert, admirables penseurs qui s’élèveront avec force et courage contre le « despotisme théologique » qui, pendant des siècles, étouffa la liberté des esprits et « qui ne craignit point de recourir à la pire des contraintes pour aboutir à ce but ». « L’abus de la puissance spirituelle, déclarent-ils, réunie à la temporelle, forçant la raison au silence ; et peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser. »

Il nous faut toutefois arriver au XIXe siècle pour voir se coordonner en doctrines hardies autant que régénératrices, les désirs, les aspirations, les vouloirs qui s’étaient amassés dans le cœur des hommes au cours d’innombrables générations, mais que l’homme de guerre, de loi ou d’Église avait si longtemps refoulés par l’emploi de la ruse, du mensonge ou de la force brutale.

Proudhon est né. Dans un mémoire célèbre publié en 1840 : Qu’est-ce que la propriété ? il réclame l’égalité absolue entre tous les membres de la société. Et, remontant à la source même de l’inégalité, il demande la suppression de la propriété — cause essentielle de cette inégalité — dont il étudie, avec une rare conscience et un sûr instinct de divination, les origines qu’il attribue à la capture, à la guerre sous ses mille formes, démentant ainsi l’assertion coutumière des économistes prébendés qui se plaisent à trouver à l’appropriation du sol et des diverses richesses naturelles l’origine la plus noble : le travail !

Poussant plus avant ses investigations, Proudhon découvre que, par la suppression de la propriété, les hommes, n’ayant plus aucun avantage les uns sur les autres, ne se diviseront plus en tyrans et en esclaves. La liberté absolue, telle qu’elle existera dans un avenir plus ou moins rapproché, avec l’égalité également absolue, ne comporte aucun gouvernement quel qu’il soit, faisant ainsi disparaître la soumission des gouvernés (les esclaves) aux gouvernants (les tyrans) et, conséquemment, l’inégalité de ces deux parties du corps social.

La véritable doctrine de rédemption humaine : la doctrine anarchiste était fondée ! Ni maîtres, ni sujets, l’égalité totale par le seul fait que chaque individu a désormais conscience d’être l’équivalent d’un autre. Nulle suprématie émanant de je ne sais quelle puissance céleste ou terrestre. Arrière les dieux et place aux hommes devenus égaux et tout naturellement libres !

D’autres pionniers, non moins illustres, vont venir qui préciseront la doctrine salvatrice et établiront, à la lueur de certains faits mis de plus en plus en évidence, toute la malfaisance, toute la tyrannie de ce principe d’autorité, cause suprême, initiale, fondamentale de toutes les souffrances, de toutes les misères sociales !