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que à la pensée religieuse. Lorsqu’au banquet de Cotta vient s’asseoir Marcus l’arien, Paphnuce pâlit d’épouvante. Mais aussitôt il se reprend, si choquants que soient les propos de l’hérétique, ils n’ébranlent pas sa foi, il n’y répond même pas, il persévère « dans son silence sublime ». Pourtant, les affirmations scandaleuses qui, tout d’abord, n’ont fait que consolider l’orthodoxie de l’anachorète, poursuivent obscurément leur travail dans son esprit et, plus tard, lorsque, dans sa détresse, il invoque le Sauveur, sa prière est une profession d’arianisme et une voix intérieure lui crie : « Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique. Paphnuce est arien. »

Nous verrons tout à l’heure l’explication de cette chute et de ce reniement.


Si tels sont les effets du scandale, on peut se demander s’il ne peut être un puissant auxiliaire de la propagande, un moyen à employer pour retourner l’opinion d’une société. Dans une certaine mesure, sans doute ; mais moins étendue qu’on ne le supposerait. Nos tendances sont innées. Jusqu’à quel point peuvent-elles subir l’influence des événements dont le milieu social est le théâtre ? « Le milieu n’est pas un agent de formation à proprement parler, mais bien de réalisation : il permet aux localisations germinales de déployer leurs propriétés morphogénétiques propres, mais il ne leur en confère pas de nouvelles. Néanmoins, bien que réduit à ces proportions modestes, son influence ne doit pas être sous-évaluée. » (Brachet). À la naissance, l’être est doté des caractères généraux de l’espèce et de ceux de la lignée à laquelle il appartient. « Mais l’épanouissement de ces caractères dépend, lui aussi, des conditions extérieures du développement, qui n’atteignent jamais l’idéal complet. » « L’éducation sera donc capable de faire donner aux potentialités psychiques et morales du cerveau d’un individu tout ce qu’elles peuvent, mais elle pourra aussi leur faire donner moins, les enrayer et laisser dans l’ombre des défauts et des qualités, qui autrement dirigés se seraient peut-être mis à l’avant-plan. » (Brachet).

L’homme, au cours de son existence, est incorporé à différents groupes qui lui imposent leur discipline, qui favorisent certaines de ses dispositions, en refrènent d’autres, sans pourtant les abolir. De là ces combats intérieurs, ces renversements d’attitude. Penchants érotiques et penchants mystiques coexistent dans l’âme de Paphnuce. Vivant dans une société dissolue, les premiers gouvernent sa jeunesse. Après sa conversion, les seconds prennent le dessus. Mais lorsqu’il fait un retour sur lui-même, revit son passé, non pas même un scandale présent, mais le rappel d’un scandale ravive en lui la passion assoupie. Avant d’être chrétien, il a été païen, élève des philosophes, et les propos de Marcus « qu’on nommait le Platon des chrétiens » trouvent en lui des voies toutes tracées pour réveiller des idées qui sommeillaient. Sa vie reflète à la fois l’opposition de deux civilisations et celle des deux tendances qui coexistent en lui.

Durant les périodes de stabilité, la loi ou la coutume réprime toutes les tendances qui pourraient compromettre l’équilibre social. « Mais la tendance, les aspirations ainsi réprimées n’en sont pas moins vivaces au fond de la personnalité ou de la collectivité, et prêtes à se manifester à la première occasion. » L’homme « se sent arrêté par il ne sait quoi… C’est souvent un incident fortuit qui vient lui dénoncer ce véritable sentiment, son désir, sa tendance, son aspiration, masquées jusque-là par une répression latente, inconsciente… Mais que surviennent des circonstances qui se prêtent à la réalisation de ces tendances cachées, et, à partir de ce moment, elles se renforcent, leur répression devient consciente, et il cherche lui-même les moyens de s’en libérer. » (Dr P. Sollier).

Le scandale est précisément un de ces incidents qui fournissent l’occasion de cette libération subite ou progressive d’une tendance chez ceux qui en sont déjà imbus. Le scandale produit l’effet d’un révélateur. Dans une société qui se croyait homogène il se produit une disjonction des éléments. La révélation d’aspirations jusqu’alors contenues produit un effet de surprise chez ceux mêmes qui ne les ressentent pas ; ils en mesurent la puissance et leur foi est ébranlée ; si le groupe adverse est entreprenant, ils sont prêts à capituler. Ils réfrèneront à leur tour leurs tendances particulières, jusqu’au jour où quelque circonstance favorable permettra à celle-ci un nouvel essor. Ainsi se succèdent réformes et réactions.

Il arrive pourtant que la réaction soit immédiate ; c’est le cas du scandale extrême que nous avons laissé de côté. Ce ne sont plus seulement quelques privilèges injustifiables, quelques coutumes désuètes qui sont attaquées mais tout l’ensemble des institutions qui est menacé d’un bouleversement. Si les bases d’un nouvel ordre social ne sont pas immédiatement proposées, si l’avenir est abandonné aux fluctuations d’opinions insuffisamment éclairées, l’instinct individuel de conservation domine tout autre sentiment, l’affolement général fait obstacle à l’instauration d’un ordre nouveau.

Cependant « comme la religion l’ordre aura ses fanatiques. Les sociétés modernes offrent cette particularité, qu’elles sont d’une grande douceur quand leur principe n’est pas en danger, mais qu’elles deviennent impitoyables si on leur inspire des doutes sur les conditions de leur durée. La société qui a eu peur est comme l’homme qui a eu peur : elle n’a plus toute sa valeur morale. Les moyens qu’employa la société catholique au XIII- siècle et au XVIe siècle pour défendre son existence menacée, la société moderne les emploiera, sous des formes plus expéditives et moins cruelles, mais non moins terribles. » (E. Renan). « Des dictateurs d’aventure » se chargeront d’une telle besogne, si les gouvernements traditionnels la jugent indigne d’eux. Ainsi le scandale, dont l’efficacité comme moyen de propagande est indiscutable, est, par contre, un instrument d’un maniement délicat, dangereux même lorsqu’il est porté à l’extrême. Il est plus prudent de ne pas le provoquer, mais de mettre uniquement en relief ceux qui se produisent spontanément dans nos sociétés modernes. Ils sont assez fréquents pour fournir l’occasion de combattre toutes les routines, tous les préjugés, tous les abus, pour inspirer à tous ceux qui en souffrent et voudraient édifier une société meilleure le désir de mettre de l’ordre dans leurs idées et d’unir leurs forces.

Si c’est le sentiment qui provoque la critique des institutions et la révolte contre elles, c’est à la raison, plutôt qu’à la passion qu’il faut faire appel pour leur faire produire des effets durables. L’émotion consécutive au scandale, comme nous l’avons signalé, n’imprime une nouvelle orientation spirituelle qu’à ceux que leur innéité prédisposait à l’adopter. Chez les réfractaires dont la mentalité n’est pas modifiée, les arguments logiques sans les convaincre, rabattent l’assurance et, à un antagonisme actif, substituent de simples regrets du passé.

La recherche du scandale présente d’autres dangers. Des professionnels sans conviction peuvent la choisir comme carrière, et, ce qui est plus néfaste encore, des gens de bonne foi peuvent en abuser. Il est inutile d’insister sur l’effet démoralisant des manœuvres des provocateurs ou des beaux gestes des fantaisistes. La réprobation qui devait ne s’attaquer qu’à leur personne, finit par rejaillir sur les idées dont ils se faisaient les propagandistes.

Ceux qui, sans arrière pensée, sont portés à l’outrance, sortent, en général des rangs de la jeunesse