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Je rejette le culte de la trinité catholique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit (voir l’article qui précède). J’ai renoncé depuis longtemps à celui de la Trinité républicaine et démocratique : Liberté − Égalité − Fraternité. Ce culte a donné naissance à tous les abus et à tous les scandales qu’il avait pour but de supprimer. S’en étonne qui voudra ; encore qu’il ait été inévitable que, dans un milieu social autoritaire et conséquemment hiérarchique, cette trinité se soit, dans la pratique, avérée essentiellement contradictoire à ce qu’elle annonçait, puisqu’elle a donné : oppression, au lieu de liberté ; inégalité, au lieu d’égalité ; haine, au lieu de fraternité.

Mais j’adopte et travaille à pratiquer le mieux possible le culte de cette trinité qui est et ne peut être qu’anarchiste : le Vrai, le Juste, le Beau. Cette Encyclopédie est comme un temple édifié à une Vérité toujours mieux établie, à une Justice toujours plus effective, à une Beauté toujours plus éclatante. En parcourant cet ouvrage, en en dégageant l’idée maîtresse et la pensée directrice, le lecteur impartial constatera que chaque étude est comme une pierre de ce monument que des hommes ayant la passion du Vrai, du Juste et du Beau ont bâti en l’honneur de cette magnifique Trinité.

Dénoncer le Mensonge, flétrir l’Injustice, honnir la Laideur, afin d’inspirer au lecteur le mépris de l’Imposture, la haine de l’Iniquité et le dégoût de la crasse, de la platitude et de la banalité. Par contre, proclamer le Vrai, acclamer le Juste, exalter le Beau, afin de hâter l’effondrement d’une société où ne peuvent ni s’épanouir les fleurs de la Vérité, ni mûrir les fruits de la Justice, ni resplendir les merveilles de la Beauté.

Tel est le dessein que nous poursuivons, ici, depuis près de dix ans et dont les formidables difficultés d’exécution n’ont pu parvenir à nous détourner. − Sébastien Faure.


TRIPATOUILLAGE Ce mot vient du néologisme tripatouiller inventé et employé pour la première fois par E. Bergerat, dans une lettre parue au « Figaro » en 1877, à l’occasion des retouches que M. Porel, directeur de l’Odéon, voulait apporter au Capitaine Fracasse, pièce commandée à Bergerat d’après le roman de Th. Gautier. Il inventait le mot et pratiquait la chose !…

Par la suite, tripatouiller et tripatouillage sont passés dans la langue. Ils sont le fait de « modifier par des additions, des retranchements, des remaniements faits contre le gré de l’auteur, une œuvre dramatique ou littéraire », et son résultat. C’est ainsi que le Nouveau Larousse définit les deux mots auxquels il ajoute tripatouilleur − celui qui tripatouille, − et il les cantonne dans l’argot du théâtre et de la littérature.

Depuis très longtemps, la langue française avait les mots patouiller et patrouiller, le premier signifiant : patauger, et le second : marcher, s’agiter dans de l’eau bourbeuse, manier malproprement. Par extension, et au figuré, on peut patouiller, patauger dans une œuvre dramatique ou littéraire, et patrouiller en en usant malproprement. Le tripatouillage serait un triple patouillage ou patrouillage. Il y a aussi dans le tripatouillage du tripotage, comme disait Flaubert, c’est-à-dire : « un mélange peu ragoûtant ». Une rectification à apporter au Nouveau Larousse est celle-ci : il y a non moins tripatouillage quand l’opération s’effectue avec l’assentiment de l’auteur, alors qu’il a donné à son œuvre un aspect définitif en la publiant. L’auteur laisse alors patouiller et patrouiller dans son domaine.

Nous avons vu au mot plagiat les rapports étroits qui existent entre cette industrie et le tripatouillage, parmi les supercheries littéraires, Des rapports semblables unissent le tripatouillage et le vandalisme (voir ce mot). Quand celui-ci ne détruit pas l’objet qu’il

attaque, quand il se borne à le mutiler, à le déformer, il est du tripatouillage, celui qui s’exerce en particulier sur les œuvres d’art. Le tripatouillage est plus odieux que le vandalisme. Flaubert disait : « Supprimez, d’accord, mais ne corrigez pas ; dans la suppression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice. » Et il ajoutait : « les iconoclastes sont pires que les barbares. » ; les iconoclastes, en brisant les images, corrigeaient le temple, les barbares le détruisaient. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage parce qu’elle détruit, interdit ou corrige (voir vandalisme).

La simple contrefaçon artistique et littéraire, qui fait crier si fort les auteurs et les éditeurs parce qu’elle les atteint davantage dans leurs intérêts commerciaux, n’a rien de commun avec le tripatouillage et le vandalisme quand elle laisse intactes la pensée et l’œuvre de l’auteur. Elle n’est plus qu’une question de propriété relevant des tribunaux, mais totalement indifférente au point de vue de l’art et de la littérature. Les amateurs n’hésiteront pas à préférer une des éditions originales de Madame Bovary et de Salammbô contrefaites en Allemagne et présentées sur du beau papier, dans un texte scrupuleusement exact, aux éditions sur papier d’épicier dont l’impression est illisible, et aux éditions de luxe, dites « d’art » où l’on s’est permis d’ « illustrer » les œuvres de Flaubert contre sa volonté formellement exprimée, comme nous le verrons. Si peu scrupuleux qu’ait été l’éditeur « braconnier », à l’égard de l’éditeur « légitime », il l’a été au moins autant que lui à l’égard de ces œuvres et de leur auteur, et c’est la seule chose qui intéresse les amateurs d’art et de littérature.

Dans un monde qui aurait le respect de l’individu et de sa pensée, le tripatouillage serait impossible. Dans la société appelée « civilisée », basée sur les violences et les falsifications du puffisme, le tripatouillage s’est développé au point de devenir l’industrie littéraire la plus honorée et la plus profitable. Qu’un écrivain produise un chef-d’œuvre ; s’il est pauvre et n’est pas intrigant, il restera ignoré, dédaigné, et mourra sur un grabat. Qu’un tripatouilleur arrive et s’empare du chef-d’œuvre ; après l’avoir dépiauté, déchiqueté, vidé de toute substance, pensée et style, et l’avoir réduit à l’état de guano de librairie et de cinéma, il s’en fera une renommée universelle et une fortune. Son tripatouillage lui rapportera des millions, lui fera grimper tous les étages de la Légion d’honneur, lui ouvrira toutes les portes académiques que ne franchirent jamais les Molière, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Goncourt, Mirbeau et Courteline, pour ne citer que les écrivains principaux sur lesquels les Thénardiers tripatouilleurs exercent leur malpropre industrie. Ils ne se contentent pas de faire les poches des morts ; ils s’acharnent sur ce qu’ils ont laissé le plus vivant : leur œuvre, pour la rendre idiote ou ridicule.

Flaubert a souverainement et définitivement jugé les tripatouilleurs, bien que de son temps leurs dégâts étaient encore assez limités. Le cinéma, qui est dans la guerre à l’intelligence humaine ce que les gaz asphyxiants sont dans la guerre à la vie organique, n’avait pas encore été inventé. Qu’aurait dit Flaubert s’il avait pu voir les innommables ratatouilles que deviendraient ses œuvres à ce cinéma ? Quelle douleur aurait été la sienne s’il avait pu savoir que cela se ferait avec l’assentiment, la complicité de ses héritiers, de ceux que son affection et sa confiance avaient constitués les gardiens et les défenseurs de son œuvre et de sa pensée ?… Mais, par anticipation, il a cloué tout ce monde au pilori. Ils peuvent, après cela, user de toute leur subtilité pour défendre la « liberté d’adaptation », la faire confondre avec la liberté de la presse pour faire admettre la liberté du tripatouillage et ce qu’ils appellent le « droit moral » qu’ils auraient de piller autrui. La