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Je ne prévois qu’une seule objection ; je n’en conteste pas la gravité et c’est pourquoi je veux y répondre : « n’est-il pas à craindre, nous dira-t-on, que ces réfractaires ne donnent le mauvais exemple et que, les voyant vivre aussi bien que les autres, ceux qui travaillent ne soient tentés de faire comme eux, de déserter l’atelier ? L’exemple est contagieux. » Voilà l’objection dans toute sa force. Et voici, mes chers collègues, ma réfutation.

Oui, l’exemple est contagieux, c’est incontestable. Mais le bon exemple a la même force d’entraînement que le mauvais : le bien est contagieux autant, sinon plus, que le mal. La vertu et le vice sont comme deux aimants attirant à eux tout ce qui est à leur portée et la puissance d’un aimant est déterminée par son volume et sa surface. Nous avons, à Bordeaux, plus de cent mille personnes qui, ayant joyeusement accepté l’obligation morale de travailler, donnent le bon exemple. Nous en avons dix mille à peine qui donnent le mauvais. Telle est la surface des deux aimants. L’une est représentée par cent et l’autre par dix. La puissance d’attraction du premier est dix fois supérieure à celle du second. Concluez.

Prétend-on qu’il est plus facile de quitter le travail que de s’y mettre ? Je dis que cette appréciation est erronée et je soutiens que, tout au contraire, il est plus facile de se mettre au travail que d’y renoncer. Je m’explique :

L’homme est un être actif, naturellement, instinctivement, essentiellement actif. Il fait partie de l’Univers ; il y vit ; son existence participe de la vie universelle et la vie universelle conditionne l’existence humaine. Tout, dans la nature, se meut, s’agite, fonctionne, est mouvementé. Quel que soit l’état de la matière, qu’il soit solide, liquide ou gazeux, la matière est constamment en mouvement ; on ne l’a jamais observée à l’état de repos ; l’inertie n’a jamais été constatée ; l’immobilité n’existe pas. Plus on se rapproche du règne animal, plus la vie apparaît active et mouvementée : le végétal s’agite plus que le minéral ; l’animal est plus actif que le végétal.

Tous les animaux naissent, se développent et meurent. Dans chacune de ces phases, ils déploient une activité plus ou moins vive ; mais à aucun moment ils ne se reposent. Les animaux que nous sommes ne font pas exception à cette règle constante et universelle. Je n’insiste pas.

Penser que le minéral, le végétal et l’animal se meuvent, s’agitent, fonctionnent sans but et par pur hasard serait une grossière erreur. Tous leurs mouvements tendent à entretenir, développer, fortifier, enrichir leur vie. Tous les naturalistes ont constaté ce fait et ils l’ont prouvé avec un luxe de détails étonnant, en s’appuyant sur des milliers et des milliers d’observations concordantes. Dire que l’espèce humaine se meut, s’agite, se déplace, fait effort, en un mot est active, sans que cette activité ait une fin ; dire que cette activité se dépense d’une façon désordonnée, incohérente et qu’elle est le fait de la pure fortuité, serait une stupidité. Ce qui est exact, c’est que l’activité de l’espèce humaine, comme celle de tous les organismes vivants a un but et que ce but, c’est la vie.

Or, vivre, c’est consommer ; consommer, c’est produire ; produire, c’est travailler. En conséquence, il est dans la nature de l’homme de travailler. Les philosophes qui ont avancé le contraire n’ont aperçu que les apparences et ils se sont mépris ; et les ignorants qui les ont écoutés ont été induits en erreur. En soi, le travail n’est pas une peine ; comme tous les mouvements, tous les exercices auxquels l’homme se livre en vue de dépenser les énergies dont son corps est un accumulateur, le travail est plutôt un plaisir ou, plus exactement, un besoin.

Mais, si l’homme ressent le besoin de travailler et s’il éprouve du plaisir à satisfaire ce besoin, il lui devient pénible d’excéder les limites du besoin ressenti. Si l’un de nous était privé de nourriture, il en éprouverait une grande souffrance ; mais si, ayant mangé à sa faim, il était mis dans l’obligation de manger encore, il ressentirait à manger trop autant de déplaisir qu’à ne pas manger assez. Il en est de même du besoin de travailler : lorsque, ayant dépassé sa réserve de forces, l’homme est condamné à prolonger son effort, il en souffre. Travailler quelques heures chaque jour n’est pas un châtiment ; mais c’en est un que de travailler douze et quinze heures, les courtes journées de travail sont agréables ; les longues journées sont pénibles et douloureuses.

Il y a aussi les conditions mêmes dans lesquelles le travail est accompli et il convient d’en tenir compte. Dans les pays où sévit encore le régime capitaliste, le travail est une véritable condamnation, parce que le sort du travailleur y est lamentable. Quand le travail est imposé, sale, dangereux, excessif, humilié et ma1 rétribué, il est rebutant et il ne faut pas être surpris qu’on y trouve si peu de goût. Mais, quand le travail est libre, quand il est honoré, respecté, considéré, quand il n’est pas excessif, quand il assure au travailleur une vie large et confortable, il cesse d’être une peine et devient une joie.

Que nos ateliers soient vastes, aérés, lumineux et sains ; que la journée moyenne de travail corresponde aux forces que l’ouvrier peut, sans fatigue, dépenser chaque jour ; que chacun travaille du métier qu’il connaît et qu’il choisira librement : que le travailleur ait l’assurance que sa famille et lui ne manqueront de rien ; qu’il se sente, à l’usine, libre et non sous la férule d’un patron exigeant ou d’un contremaître grincheux ; qu’il soit appelé à fixer lui-même, d’accord avec ses camarades, le règlement d’atelier et les conditions générales du travail, et il est certain que personne ne rechignera à la besogne.

Je vais plus loin, mes chers amis : je dis que, si je pouvais admettre un châtiment, dans le milieu social que nous venons d’édifier, le pire de tous consisterait à condamner un homme bien portant, vigoureux ou simplement normal et apte à produire, à le condamner, dis-je, à ne rien faire au milieu de l’activité universelle.

C’est en m’appuyant sur toutes ces considérations que je disais, il y a quelques minutes, qu’il est plus facile de se mettre au travail que de l’abandonner quand on y est fait. Vous êtes-vous demandé ce que feraient, au bureau ou à l’usine, ces gens qui n’y fieraient amenés que par la force ? Que produiraient-ils ? — Pas grand-chose : on travaille peu et mal quand on travaille contraint et forcé. Quel voisinage répugnant ce serait pour les autres ! Vous redoutez le mauvais exemple ? Soit. Mais, alors, ne vaut-il pas mieux que ces mauvais ouvriers soient hors de l’atelier que dans l’atelier ?

Les autres, ceux qui travailleront, seront furieux contre ces réfractaires ? — Je l’espère bien et je m’en félicite. Ils les mettront en quarantaine, ils les tiendront à l’écart, ils les traiteront comme on traite les lépreux et les pestiférés. Ce sera le châtiment de ces tristes individus.

Cette sanction morale est la seule qui convienne à leur cas ; et, si toute dignité n’est pas morte en eux, s’il reste encore au fond de leur cœur le vague sentiment, l’obscure sensation de ce qu’ils devront aux autres en échange du bien-être que l’effort d’autrui leur assurera, ces lépreux se guériront de leur lèpre et viendront se mêler à leurs frères de travail. »


J’ai reproduit, sans y rien changer, ce long discours, parce qu’on y trouve l’essentiel de l’argumentation sur