Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/294

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
TRA
2792

travail forcé : savoir-faire, habileté, routine. A travail libre : génie, talent, originalité.

L’individualiste est donc, par principe, l’adversaire de tout système sociétaire où le travail sera obligatoire, imposé, contraint ; où, à l’égard du milieu social, le travailleur se trouvera dans une dépendance aussi grande que celle où il se trouve actuellement à l’égard du capitalisme.

Pour que le travail devienne plaisir, il lui faut perdre tout ce qui le fait ressembler à une peine, à une condamnation, à une expiation, à une loi, à une oppression, à une sujétion, voire à une sublimation ou à une exaltation mystique de la fatigue.

En attendant que s’affirme la mentalité générale indispensable pour faire du travail une joie positive et libératrice, il ne reste à l’individualiste tel que nous le comprenons, tantôt seul, tantôt associé, que de se débattre pour résoudre « sa » question économique. Quoi qu’il fasse, il sait qu’il consacre, qu’il perpétue le régime de production auquel il coopère bon gré, mal gré et il n’ignore pas que, dans la mesure où il échappe au labeur réglementé, il subsiste sur les besoins plus ou moins artificiels de ses congénères. Le producteur légal, à ce sujet, n’a rien à reprocher à l’illégal qui pratique la reprise individuelle.

Il faut se souvenir que la loi protège autant l’exploiteur que l’exploité, le dominateur que le dominé dans les rapports sociaux qu’ils ont entre eux. Dès qu’il se soumet, l’anarchiste le plus véhément est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; le code lit les règlements valent autant pour l’un que pour l’autre, si tous les deux obtempèrent aux injonctions du contrat social. Qu’ils s’en insoucient ou non, les anarchistes qui se soumettent, patrons, ouvriers, fonctionnaires, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission. Quand elles contraignent, par la persuasion morale ou la force de la loi, l’employeur archiste à payer son employé anarchiste, les forces de conservation sociale se soucient peu que, théoriquement, le salarié soit hostile au système du salariat. Au contraire, lorsqu’il exerce un métier non inscrit au registre des professions autorisées ou n’a aucune occupation avouable, l’insoumis au contrat social, l’objecteur de raison économique, l’illégal individualiste en un mot, a contre lui toute l’organisation sociétaire. Mais ceci est une digression tendant à reconnaître que, réfractaire ou soumis, l’individualiste — sauf cas exceptionnels — résout très mal « sa » question économique.

Il la résout très mal, parce que, quelle que soit sa condition, ses gestes ne sont pas guidés exclusivement par l’intérêt.

Au-dessus de l’intérêt économique, l’individualiste placera la satisfaction éthique, la poursuite de la sérénité intérieure, la jouissance du plaisir des sens. Aucune satisfaction ne vaudra pour lui celle de se sentir aussi dégagé que possible de l’assujettissement production-consommation. La question n’est pas de savoir si l’emploi d’un machinisme toujours plus perfectionné, le travail en troupe, la pratique du communisme imposé ou du solidarisme obligatoire lui procureront plus d’avantages matériels — mais bien ce qu’il deviendra en tant qu’unité individuelle, consciente, insubordonnée, pensante par et pour elle-même.

L’individualiste veut vivre, soit, mais « librement ». Plutôt médiocrement que grassement si « sa liberté » est menacée par une importance trop grande donnée au fait économique.

Plutôt médiocrement s’il n’a pas un tempérament d’associé — en produisant maigrement pour sa propre consommation — que grassement en travaillant en promiscuité même restreinte.

Le travail, soit, mais comme générateur de liberté

individuelle, non comme facteur d’écrasement de l’un sous le laminoir sociétaire. — E. Armand.

TRAVAIL (obligatoire ou facultatif). TRAVAIL OBLIGATOIRE — Certains considèrent que, dans l’organisation d’une société moderne, et plus particulièrement d’un milieu social à base capitaliste, le problème du travail, de ses principes, de son mécanisme, de ses méthodes et de leurs applications, l’organisation du travail, indispensable et unique créateur de toute production, est le problème fondamental, on pourrait même dire « le problème des problèmes ». Ceux qui professent cette opinion déclarent que : d’une part, aussi longtemps qu’on n’aura pas apporté à ce problème une solution équitable, rationnelle et favorable aux intérêts individuels et collectifs, on n’aura rien fait et que, d’autre part, quand on aura résolu cette question rationnellement, équitablement dans un équilibre exact entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, la solution de toutes les autres questions deviendra simple, naturelle, facile et, pour ainsi dire, indiquée d’avance.

Si l’on admet ce point de vue, on est invinciblement conduit à enfermer la transformation sociale, dont les esprits avertis et les consciences droites reconnaissent l’urgente nécessité, dans les limites de ce problème unique. On peut en élargir les données et, par exemple, les étendre à la répartition des produits obtenus par le travail ; mais, alors, il faut, même à la suite de cette extension faire entrer dans ce cadre la totalité des questions que soulève la réalisation de cette transformation sociale et n’envisager celle-ci que sous l’angle de la production et de la consommation, la vie intellectuelle, affective et morale devenant fonction pure et simple de l’organisation du travail et n’étant plus que cela.

Ainsi conçue, la Révolution sociale (voir ce mot et, notamment, pages 2379, 2380, 2381 et suivantes) ne dépasse pas les frontières d’une Révolution exclusivement économique.

Cette conception révolutionnaire me parait beaucoup trop limitative ; car, à mon sens, la véritable Révolution sociale n’a pas uniquement pour but et ne doit point se proposer comme résultat unique la libération de l’individu en tant que producteur et consommateur, mais son affranchissement intégral en tant qu’homme, je veux dire : total et définitif.

Cette réserve faite — et j’espère que le lecteur en saisira la portée et la haute signification — je n’hésite pas à affirmer que la Révolution sociale devant être et ne pouvant être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes (c’est là une assertion en quelque sorte classique, unanimement acceptée par toutes les fractions socialistes et en tous points exacte), ceux-ci doivent inscrire au premier rang de leurs objectifs révolutionnaires l’émancipation de leur classe par l’abolition du patronat, par la suppression de la classe capitaliste et par une réorganisation du travail, telle qu’il n’y ait plus et ne puisse plus y avoir : ici exploiteurs et là exploités.

Je suis fort éloigné de sous-estimer la place considérable qu’il sera nécessaire et, partant, raisonnable d’attribuer à la réorganisation immédiate du travail au lendemain de la véritable Révolution sociale. Donc, bien loin de moi la pensée de méconnaître le caractère urgent et primordial de cette réorganisation. Ne faut-il pas « vivre d’abord et philosopher ensuite ? » Or, pour vivre, deux actions sont de toute nécessité : produire et consommer, mieux encore : produire pour consommer, car on ne peut consommer que ce qui a été, au préalable, produit. Production d’abord, consommation ensuite sont à la base de toutes les nécessités vitales.

Équilibrer les possibilités de la production et les nécessités de la consommation, telle est l’obligation dans laquelle se trouvera, avant tout, une société qui