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le reste, ça ne compte pas, les travailleurs intellectuels doivent s’adonner à une besogne manuelle, mais travailler à la tâche qu’il a choisie, qu’il aime, pour laquelle il se sent des aptitudes et qui n’est que l’expression de son tempérament. Nul ne doit travailler contraint, ou bien son travail sera mal fait. Le travail forcé n’a jamais rien valu. Que le travail soit librement choisi, comme l’être qu’on aime.


La division du travail tel que les économistes-sociologues, ou les sociologues-économistes l’imaginent, est une absurdité. Qu’ils écrivent de gros volumes pour nous convaincre du contraire, ils n’y parviendront pas. Ce n’est pas dans une société aussi mercantile que la nôtre que la division du travail peut avoir une signification. La religion du travail n’exige pas qu’on se mette un silice, qu’on se mutile, qu’on se châtre et se diminue, comme toutes les religions ; elle exige qu’on reste soi-même, car ce n’est qu’à cette condition qu’on crée vraiment. Travailler, c’est créer. Tout travail sérieux est une création, où l’artisan a mis le meilleur de lui-même. L’artisan est un artiste. Celui qui observe le travail en un temps où la société regorge de parasites, de gens oisifs dont l’existence ne comporte aucune beauté, se rend compte que cette condition est loin d’être observée. C’est que le travail n’est qu’un moyen de gagner sa vie pour l’individu. C’est un pis-aller qui lui fait dire, aux heures de découragement : « Si seulement on avait des rentes ! ». Le travail, c’est la liberté…, disent ceux qui ne font rien. La plupart des gens vivent du travail… des autres. D’où les riches tiennent-ils leur fortune ? De ceux qu’ils font travailler — qui leur doivent une reconnaissance infinie…, ou de leurs parents, qui ont fait travailler les autres. Les gens travaillent aujourd’hui à des métiers quelconques pour faire fortune, s’acheter un lopin de terre et finir leurs jours à la campagne. Ils gagnent leur pain à la sueur de leur front. Cela leur est égal d’être emprisonné pendant un demi-siècle dans un bureau ou un atelier, si, complètement abrutis, ils peuvent, sur leurs vieux jours, arroser un carré de choux. Ceux-là supportent tout, car l’espoir les soutient. Mais, dès qu’ils quittent leur métier, la mort les emporte, car ils ne sont plus bons à rien, qu’à faire du fumier pour cette terre dont ils convoitaient un morceau. J’entends souvent dire de certaines personnes : « C’est un bourreau de travail », ce qui veut dire pour moi : c’est une brute. Ces personnes sont plus royalistes que le roi : elles exigent du travail, et n’arrêtent pas de faire une besogne quelconque. Qu’on ne s’étonne plus que ceux qui exploitent autrui abusent de sa crédulité. Une partie de l’humanité vit du travail de l’autre partie, se prélasse pendant que celle-ci meurt d’anémie et de misère, résultat des métiers qui lui sont imposés.

La majorité des gens ont le travail qu’ils méritent, travail abrutissant, à la hauteur de leurs conceptions, qui ne dépassent pas les mastroquets du coin. De même, les dirigeants occupent des emplois faits pour eux. Ils sont conformes à leurs goûts et à leurs mœurs. Ceux qui aspirent à n’être ni dirigeants ni dirigés ne sont pas à leur place. Ils font un métier pour lequel ils ne sont point faits. Aussi le font-ils sans enthousiasme. Travailler, dans notre société, est un supplice. Tous les métiers se valent : le meilleur ne vaut rien. C’est partout l’asservissement. Partout on a affaire à des brutes qui commandent ou à des brutes qui obéissent. Travailleurs manuels et travailleurs intellectuels sont logés à la même enseigne : ils sont pareillement esclaves. C’est qu’ils le veulent bien. Ils subissent les caprices des maîtres de l’heure. Ils courbent l’échine, en remerciant. Ils sont forcés de passer par les caprices de leurs patrons, sous-patrons, demi-patrons et toute leur domesticité. Au lieu de se tendre la main, travailleurs

manuels et intellectuels passent leur temps à se déchirer. Cette division fait leur faiblesse. Ce qui prouve qu’ils ne sont guère intelligents. Ils se reprochent mutuellement leurs tares, au lieu de s’améliorer. Les uns et les autres ont des torts. Qu’ils les réparent. Pourquoi manuels et intellectuels s’opposeraient-ils, alors qu’il entre dans tout travail une part de matière et une part d’idéal. Le travailleur manuel est intellectuel en un certain sens et le travail intellectuel est manuel par certains côtés, tant la pratique et la théorie ne vont pas l’une sans l’autre, Cessons d’opposer ceux qui travaillent dans quelque branche que ce soit. Ils appartiennent à la même famille : celle des exploités. Si les intellectuels se rangent du côté des dirigeants, ils cessent d’être intéressants : ce sont des hommes comme les autres. De même pour les manuels : que leur situation s’améliore tant soit peu, ils cessent d’être sympathiques. Mais ceux qui ne consentent pas à se vendre doivent former, par leur union, une force avec laquelle la bourgeoisie devra compter. Ouvriers manuels et intellectuels doivent, aujourd’hui, s’unir plus que jamais pour désarmer leurs adversaires, améliorer leur sort et préparer une société meilleure dans laquelle le travail aura cessé d’être un esclavage. Travail manuel et travail intellectuel ont chacun sa beauté et son utilité, quand ils sont accomplis dans un but idéal. Cessons de les opposer ; chacun a sa noblesse et exige l’effort. Abaisser l’un pour élever l’autre, quoi de plus stupide ? C’est la preuve d’un esprit médiocre que de procéder ainsi.

Le travail ne doit pas être une fatigue mais un repos. Ce doit être un délassement. Existe-t-il plus grande joie que celle qu’éprouve l’artiste en créant, malgré la douleur qui se mêle à son travail, une œuvre de beauté pour tous, — ou le laboureur dans son champ, malgré la patience dont il doit se munir pendant de longues semaines avant de constater le résultat de ses efforts —, quand leurs besognes librement consenties sont l’expression même de leur sincérité ? Quand elles ne leur sont pas imposées du dehors ? Tout travail exécuté avec amour et sincérité est sacré. Il représente quelque chose de divin, qui réclame le respect. Mais quand un artiste ou un artisan font autre chose que ce qu’ils peuvent faire, quand un ouvrier exerce un métier qui lui répugne, combien grandes sont leurs souffrances, et stériles leurs efforts ! Le travail n’est plus ici un besoin du corps et de l’esprit, un repos et une joie, une œuvre d’ara, mais une torture. Tel est pourtant le genre de travail imposé à l’individu par la société, travail infécond, fait sans goût et sans amour, comme une corvée dont on a hâte de se débarrasser. Quand une besogne est matérielle, au lieu de la rehausser d’un peu d’art, il semble qu’on s’évertue à la rendre plus laide. Ne donnons pas à ces inepties le nom de travail ; donnons-leur celui de néant. Cessons de prostituer ce mot. Réservons-le pour la création librement consentie, matérielle ou idéale — toute besogne harmonieuse renferme de l’idéal — et refusons d’accomplir toute besogne dénuée d’intérêt, sans beauté et sans art, faite sans enthousiasme dans un but mercantile.

Que notre travail soit un refuge contre les laideurs qui nous entourent. Ennoblissons-le chaque fois que nous le pouvons, et quand nous sommes obligés de faire un travail qui nous déplaît, pour pouvoir vivre, profitons de notre liberté pour nous appartenir et être nous-mêmes. La vie double s’impose à l’intellectuel comme au manuel : une fois la tâche sociale finie, la tâche essentielle commence : embellir notre esprit, combattre la bêtise ambiante, consacrer nos heures de loisirs à penser et à rêver. — Gerard de Lacaze-Duthiers