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fractions du prolétariat voue celui-ci à un affaiblissement voisin de l’impuissance et, par suite, rend tout à fait inadmissible la supposition, à l’heure présente, d’une révolution triomphante.

Je signale donc, sans aller plus loin, la mortelle contradiction dans laquelle est tombé mon collaborateur et à laquelle, au demeurant, il lui était interdit d’échapper, emporté et en quelque sorte aveuglé par le désir qui le possède de justifier son point de vue. Cette contradiction est flagrante.

Elle consiste : d’un côté à bâtir tout l’échafaudage de sa thèse sur la possibilité d’une Révolution entraînant « l’anéantissement de toutes les autorités constituées » — relisez le texte que je cite plus haut et qui définit les termes mêmes du problème à résoudre — et, de l’autre côté, à se prévaloir de « l’insuffisance actuelle des ressources économiques, de l’inéducation des masses et de l’état des mœurs » pour en inférer que l’anéantissement de toutes les autorités constituées conduirait inévitablement à un désordre inouï, rapidement suivi d’une répression sanglante.

Eh bien ! De deux choses l’une : ou bien il est exact que les ressources économiques sont insuffisantes, que les masses sont inéduquées et que l’état des mœurs ne cadre pas avec l’anéantissement des institutions politiques, économiques et morales qui régissent, à l’heure présente, la société et, dans ce cas, il faut abandonner, sous peine de choir dans l’invraisemblance, voire l’absurdité, l’hypothèse d’une révolution prolétarienne insurrectionnelle faisant table rase de toutes les clauses du contrat social en vigueur ; ou bien il faut prendre au sérieux cette hypothèse et, dans ce cas, il faut cesser d’invoquer l’insuffisance des ressources économiques, l’ignorance des masses et l’immoralité des foules, parce que l’anéantissement des autorités constituées présuppose, que dis-je ? exige une moralité en voie de transformation avancée, une éducation des masses poussée jusqu’à la volonté de destruction totale des institutions établies et des possibilités de production surabondantes.

La contradiction que je souligne, dès le début, vicie la thèse que je combats et lui enlève toute valeur.

Hâter l’heure à laquelle les ressources économiques atteindront un niveau plus élevé, où les masses se seront haussées jusqu’à un degré culturel suffisant, où l’état des mœurs sera prêt à s’adapter à un milieu social libertaire : tel est, à mon sens, le travail auquel se doivent tous ceux et toutes celles qui ont en vue l’instauration d’une organisation communiste-anarchiste.

Ce labeur énorme c’est celui qui, ayant pour objet de saper, d’ébranler, de ruiner peu à peu la structure sociale présente, d’en assurer aussi promptement que faire se pourra, l’effondrement total et définitif et de préparer le plan et les matériaux d’une structure sociale basée sur l’entente libre, ce labeur gigantesque, c’est celui qui répond aux nécessités de la période transitoire ; mieux : c’est la période transitoire elle-même, et tout entière.

Je ne saurais trop le répéter (voir à l’article Révolution Sociale, les pages 2388 et suivantes) cette période transitoire ne suit pas la Révolution, elle la précède, elle l’enfante. C’est d’elle que sort la véritable Révolution Sociale, toutes les autres n’étant que des avortements.

Finira-t-on par comprendre et admettre cette vérité élémentaire ?


Deuxième observation. — L’Humanité ayant, depuis des millénaires, vécu sous la férule des Maîtres qui, par la force ou la ruse, se sont imposés et qu’elle a eu la sottise et la lâcheté de subir, il est fatal que l’humanité se laisse, plus ou moins longtemps encore, aller à l’espoir qu’elle trouvera, demain, des Maîtres moins

cruels, moins injustes et moins haïssables que ceux d’hier et d’aujourd’hui. Mais elle finira par ouvrir les yeux ; elle constatera que monarchie, république, fascisme, dictature, etc., sont des vocables qui s’appliquent à des formes constitutionnelles et gouvernementales variables, mais que ces divers pavillons, bien que porteurs d’étiquettes différentes, couvrent la même marchandise : oppression politique, exploitation économique, inégalité, injustice, rivalité, guerre.

Un jour viendra où, après avoir fait le jeu de tous les Partis qui se proclament prolétariens, après avoir porté au pouvoir les chefs de ces Partis, après leur avoir, en toute confiance, attribué la glorieuse mission de les affranchir et d’assurer leur bonheur, les masses laborieuses se rendront compte de l’erreur dans laquelle elles seront ainsi tombées. Elles constateront inévitablement que, capitaliste ou prolétarien, l’État et les institutions qui, forcément l’accompagnent, c’est toujours l’État, et que ce sont toujours ses institutions d’oppression, de domination, d’abrutissement, de répression, de gabegie et de servilité, corollaire fatal de tout gouvernement. Un jour viendra où les travailleurs s’apercevront que, si le troupeau qu’ils forment n’est plus tondu et dévoré par les Maîtres dont « la Révolution insurrectionnelle prolétarienne » les aura délivrés, ils n’en continuent pas moins à être le troupeau dont les nouveaux Maîtres persistent à tondre la laine et à manger la chair.

Ce jour viendra.

Anarchistes, nous en avons la certitude et notre clairvoyance en entrevoit, d’ores et déjà, l’aube. Anarchistes, nous avons la rude, ingrate, mais noble tâche d’abréger la durée de la nuit qui nous sépare encore de cette radieuse aurore. Résistances, lenteurs, difficultés, injures, persécutions, rien ne nous arrêtera dans l’accomplissement de cette tâche qui est précisément celle de la période transitoire. Aujourd’hui, cette tâche est exceptionnellement ardue ; elle cessera de l’être demain ; elle le sera de moins en moins, grâce aux événements de toute nature qui ne cessent de travailler pour nous, de confirmer l’exactitude de nos conceptions ; de faire pénétrer dans l’esprit des multitudes qui souffrent les convictions qui nous animent et les espoirs qui nous habitent ; grâce, enfin et surtout, à l’usure de tous les Partis politiques — socialistes et communistes compris — usure, c’est-à-dire discrédit et disqualification qui se poursuivent à un rythme de plus en plus accéléré.

Oui, un jour viendra… Ce qui veut dire qu’il n’est pas encore venu et que, conséquemment, c’est déplacer et fausser totalement les données du problème à résoudre, que de le poser connue le fait Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays. » et c’est, par surcroît, enlever tout caractère de vraisemblance à ce qui suit : « et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties… »

Il serait cruel d’insister, et je passe à un autre ordre de considérations.


Troisième observation. — Dans le but de justifier la nécessité de ce qu’ils appellent « la période transitoire » les tenants de cette conception qui aboutit — qu’on le veuille ou non — à l’établissement d’une Dictature, invoquent le besoin de défendre les conquêtes de la Révolution.

Examinons impartialement la valeur de ce point de vue.

Et, tout d’abord, de quelle Révolution s’agit-il ? S’il s’agit d’une Révolution — même insurrectionnelle, même prolétarienne — ayant eu pour résultat de chasser du Pouvoir les représentants de la bourgeoisie pour installer, à leur place, ceux du prolétariat et d’exproprier la classe capitaliste des richesses qu’elle détient