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TRANSITOIRE (Période). Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd’hui même, dans nos pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d’instaurer sans délai, sur les ruines de l’ordre ancien, une organisation sociale communiste-anarchiste, c’est-à-dire une organisation viable, n’ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte — police, armée, gouvernement, ou autre — et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée, sans rémunération aucune, par le simple jeu des libres initiatives ?

Répondre, sans ambiguïté ni réticences, par l’affirmative, c’est se prononcer nettement pour le communisme anarchiste révolutionnaire. Prétendre que les circonstances de la vie sociale actuelle, au triple point de vue des ressources économiques, de l’éducation des masses, et de l’état des mœurs, sont tellement peu en rapport avec les conditions, matérielles et morales, indispensables à un essai de ce genre, que l’on n’en saurait attendre d’autre résultat qu’un désordre inouï, rapidement suivi d’une répression sanglante, c’est reconnaître, en conformité des thèses socialistes communistes, qu’entre la phase insurrectionnelle, destructive, de la Révolution, et l’accomplissement intégral de son programme, il pourra être nécessaire de faire face aux exigences d’une « période transitoire », réglementée, dirigée, comportant des sanctions et des institutions de défense, pour la sauvegarde et l’extension des conquêtes révolutionnaires, en l’attente du jour où l’universalisation d’une vie sociale communiste, et le développement des consciences individuelles, ainsi que des habitudes collectives, auront rendu inutiles ces mesures.

La question est d’importance capitale. Au point de vue de la doctrine révolutionnaire, dans ses applications immédiates et pratiques, en elle réside la principale frontière qui sépare, dans le mouvement d’émancipation du prolétariat, les éléments anarchistes communistes des éléments socialistes, considérés dans leur ensemble, sans distinction de partis. Elle s’impose à l’attention de tous ceux qui, à un titre quelconque, ne se désintéressent ni de l’avenir social, ni même de ce que pourraient nous réserver, d’un instant à l’autre, désirés ou non, des événements décisifs. En effet, si de tels événements devaient, dans un temps prochain, se produire sans que, à défaut d’une solution unique, un accord fût intervenu, sur ce point, entre les diverses fractions révolutionnaires, les conséquences d’une pareille division pourraient être de la plus haute gravité, en causant, dès le début, au sein des forces insurrectionnelles, des compétitions sanglantes, pour le plus grand profit de l’ennemi commun.

Pour qu’une insurrection fût de nature à faire « table rase » du passé, et organiser, d’emblée, sans contrainte aucune, une société communiste anarchiste, il faudrait de toute nécessité : 1° Que le mouvement révolutionnaire n’eût pas été seulement national, mais mondial ; 2° Que dès la fin de l’insurrection, l’ordre nouveau, non seulement ne comptât plus d’ennemis d’aucune sorte, mais qu’il bénéficiât de l’adhésion quasi universelle du genre humain ; 3° Que les ressources alimentaires et, d’une façon générale, tout ce qui est nécessaire à l’existence d’une société moderne, fussent en quantité très supérieure aux exigences de la consommation ; 4° Que les citoyens de la nouvelle république, éduqués déjà selon des formules rationalistes et scientifiques, fussent exempts des instincts de domination, comme de servitude et de barbarie, qui, durant des millénaires, furent cause d’inégalité, de souffrance et de meurtres, dans l’histoire des précédentes générations.

Un concours aussi favorable de circonstances n’est pas impossible en soi. Mais il ne s’est encore jamais

présenté, et il apparaît à échéance plutôt lointaine. Jusqu’à présent, les foyers d’insurrection sont demeurés localisés ; les révolutions victorieuses, alors même que leurs objectifs étaient incomparablement plus modestes ont eu à faire face à nombre de difficultés, notamment à vaincre par les armes la coalition des puissances demeurées fidèles au passé, comme ce fut le cas de la Révolution française, de la Révolution russe, de la Commune de Paris. Etant donné que le plus grand nombre des chances est, de nos jours, pour qu’il en soit encore de même, à la première occasion, la prudence comporte, sans qu’il soit imposé à l’avenir des directives absolues, de se prémunir contre ce qui a le plus de probabilité d’exister.

Un suffisant concours de circonstances n’étant pas encore réalisé, et la guerre civile éclatant néanmoins, quelle sera la tactique anarchiste communiste révolutionnaire pour demeurer, à la fois, conséquente avec elle-même, et en rapport avec les exigences de la situation ? Conscients de l’impossibilité matérielle de réaliser pleinement leur idéal, les anarchistes communistes révolutionnaires s’acharneront-ils à détruire, quand même, à l’encontre de toute logique, les barrières opposées par d’autres aux menées de la contre-révolution, sous prétexte que ces mesures, pourtant indispensables, sont incompatibles avec les données essentielles de leur philosophie abstraite ? S’abstiendront-ils, plus sagement, de s’immiscer dans les conflits violents, chaque fois qu’ils estimeront que ce qu’ils en pourraient retirer n’est pas en proportion de ce qu’ils y pourraient perdre ? Ou bien, ce qui serait préférable encore, pratiqueront-ils, à l’égard de révolutionnaires plus réalistes, une tactique de soutien, en l’attente de conditions sociales plus en rapport avec leurs projets ?

Il serait de la plus grande utilité d’être fixé sur la question de savoir si les espérances de liberté élargie, ou de bien-être accru, que comporte toute insurrection prolétarienne, même limitée dans ses possibilités immédiates, doivent être sacrifiés à des principes intangibles, fixés hors du temps et de l’espace, ou bien si, au contraire, les principes ne doivent pas être, en considération de la relativité des circonstances, d’utiliser, sans préjugé, en faveur du progrès humain, jour par jour, tout ce qui est susceptible de le favoriser ?

La formule : « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins », est inspirée par de nobles sentiments. Du point de vue de la morale pure, on ne peut trouver mieux. Cependant si, comme il arrive fréquemment, une insurrection éclate dans une période de disette et de troubles, alors que le rationnement s’imposerait, et que les usines devraient fournir à plein rendement, commettra-t-on l’irréparable imprudence de faire de cette formule la règle de la production et de la consommation ? Si, comme c’est, hélas, fort probable, les citoyens — ceux que nous voyons, en nombre excessif, se précipiter à l’assaut des voitures publiques, sans égard pour les femmes, les vieillards et les enfants — n’ont pas cette conscience de respecter d’eux-mêmes la règle temporaire ou rationnement, abandonnera-t-on au pillage des plus forts les stocks alimentaires, plutôt que de faire garder ceux-ci par des hommes en armes, sous prétexte qu’il ne faut pas user d’autorité ? Le mouvement insurrectionnel demeurant localisé, et la Révolution trouvant en face d’elle, au lendemain de ses premières victoires, la Sainte-Alliance des nations demeurées soumises aux grandes sociétés financières, à l’Église, et aux états-majors impérialistes, abandonnera-t-on la lutte, en plein succès, s’exposera-t-on bénévolement au massacre et aux persécutions, plutôt que de résister militairement aux frontières ? Et, si l’on prend le parti de se défendre militairement, ne découvrira-t-on pas alors qu’il serait vain, dans une guerre du XXe siècle, de recourir à des bandes de volontaires, sans cohésion ni directives sé-