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révélation ; en parlant du traditionalisme, nous noterons l’échec complet de leur tentative. Du point de vue rationnel et scientifique, la tradition n’est qu’un instrument trop souvent infidèle qui permet à la pensée réfléchie de fixer, dans la mémoire collective d’un groupe, les résultats de ses investigations. En faire une divinité dont les oracles infaillibles tranchent toutes les difficultés, c’est méconnaître complètement et sa vraie nature et les étroites limites de ses possibilités.

Chez les catholiques, la tradition joue un rôle de premier ordre. Papes et conciles l’invoquent à l’appui de leurs dires, quand ils ne trouvent rien dans la Bible qui légitime leurs élucubrations. Elle renferme le dépôt de la révélation au même titre que les Livres Saints, assurent les théologiens de Rome. L’Évangile ne contient pas une phrase permettant de justifier la croyance à la virginité de Marie, à sa conception immaculée, à l’existence du purgatoire et à beaucoup d’autres dogmes ; mais une tradition remontant jusqu’aux apôtres servirait de base, paraît-il, à ces pieuses affirmations de la foi catholique. Et comme des érudits déclarent, avec preuves à l’appui, que les premiers chrétiens ignoraient totalement la plupart de ces dogmes, on parle d’une tradition purement orale, n’ayant laissé aucune trace écrite durant de très longs siècles. Moyen peu honnête mais fort commode d’esquiver les innombrables objections faites par les historiens sérieux. Avec une tradition aussi fuyante, aussi instable, le pape a beau jeu pour décréter n’importe quel dogme pouvant favoriser son prestige ou ses finances. Aux formules d’autorité le protestantisme a préféré le principe du libre examen et c’est aux seuls textes inspirés qu’il demande de nourrir sa foi.

Dans maintes loges, la tradition maçonnique est aussi l’objet d’un respect superstitieux. Cette tradition n’implique d’ailleurs aucune continuité au point de vue soit politique, soit anticlérical, soit philosophique. En France, la franc-maçonnerie s’est ralliée successivement à Napoléon Ier, à Louis XVIII et à Charles X, à Louis-Philippe, à la République de 1848, au second Empire, à la troisième République pendant le seul XIXe siècle. Son anticléricalisme ne date que des derniers lustres de ce même XIXe siècle ; il lui valut, à bon droit, de profondes sympathies de la part des esprits indépendants ; ce fut, pour cette association, une période glorieuse. Mais cet anticléricalisme disparut dès 1914 ; il faut la mauvaise foi des théologiens catholiques pour ne pas reconnaître que la franc-maçonnerie est aujourd’hui l’alliée des religions plus que leur ennemie. Joseph de Maistre, qui fut un haut dignitaire de la franc-maçonnerie au début du XIXe siècle, aurait sa place toute marquée dans certaines loges du XX- siècle. Au point de vue philosophique, nous constatons de même de perpétuelles variations ; une vague religiosité, un spiritualisme assez imprécis, voilà ce que l’on retrouve le plus habituellement. Par contre, la tradition maçonnique transmet avec un soin jaloux les rites et les symboles qui intriguèrent si longtemps les profanes. Dans un groupement ne disposant ni d’un plan d’ensemble, ni d’un credo uniforme, formules et signes traditionnels ont, en effet, l’avantage d’assurer une certaine continuité.

Aussi bien à gauche qu’à droite, les aigrefins de la politique invoquent très volontiers la tradition. Nos radicaux parlent des jacobins et de 1793 ; ces avortons pourris, ces courtiers marrons du parlementarisme se donnent des allures de Conventionnels, afin de mieux tromper les gogos. Mais leur énergie ne s’exerce que contre les travailleurs ; à l’égard des banquiers, des généraux réactionnaires, des cléricaux influents, ils sont d’une platitude qui écœurerait un Robespierre. Ce ne sont pas des jacobins, ce sont des comédiens, et de mauvais comédiens seulement. Quant à la tradition royaliste, invoquée chaque jour par l’Action Française,

elle inspire un insurmontable dégoût à quiconque étudie avec impartialité l’histoire des Capétiens. Des lubriques sanguinaires, des crétins orgueilleux, de véritables monstres au point de vue moral et humain, voilà ce que furent généralement les anciens rois. Et leurs modernes rejetons, héritiers des tares ancestrales, sont la proie d’instincts sadiques. Sous des habits rutilants ils cachent un corps usé par de précoces débauches, ou miné par les maladies que leur léguèrent de glorieux ancêtres. Aujourd’hui comme autrefois, la plupart des trônes sont occupés par de vrais fumiers ambulants. Ne soyons pas surpris qu’une tradition de ce genre soulève l’enthousiasme de Maurras et de Léon Daudet.

Pour comprendre à quels méfaits conduit le culte de la tradition, rappelons, en terminant, l’exemple de l’ancienne Chine. Totalement subordonné au sentiment de solidarité qui le rattachait à sa famille et à ses ancêtres, le Chinois rejetait comme sacrilèges toute innovation et tout progrès. Télégraphe, chemin de fer, etc… n’étaient que des inventions diaboliques puisque ses aïeux ne les connaissaient pas. La routine régnait sans contrepoids dans le Céleste Empire. Or, ces belles maximes ont valu au peuple chinois des malheurs et des souffrances qui le font plaindre par le reste du globe. Mais ceux qui prônent, chez nous, les bienfaits de la tradition oublient toujours de nous parler de la Chine. — L. Barbedette.


TRADITIONALISME Ceux qui prônent la tradition manquent habituellement d’esprit critique et s’abstiennent de fournir un exposé philosophique et cohérent de leurs idées. Les arguments qu’ils invoquent sont d’ordre historique ou sentimental ; de préférence, ils se cantonnent même dans le domaine des dissertations littéraires ou des récits de pure imagination. Néanmoins, un petit nombre de penseurs, plus soucieux de servir les classes possédantes que la vérité, ont cherché à donner une base solide au culte de la tradition. Comme ils ne pouvaient justifier leur système par l’expérience ou la raison, ils ont eu recours à une métaphysique mêlée de théologie, qui, parfois, confine à la pure et simple divagation. D’où le traditionalisme, doctrine implicitement contenue déjà dans les écrits de Joseph de Maistre, et dont le vicomte de Bonald donna l’exposé le plus méthodique et le plus complet.

Joseph de Maistre fut un écrivain vigoureux, mais un très piètre philosophe. Ce théocrate enragé prétend que « nulle langue n’a pu être inventée ni par un homme, qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. » Aussi rabaisse-t-il la raison au profit de la théologie. Son système, s’il est permis d’appeler ainsi l’ensemble des thèses qu’il développe avec le plus de prédilection, n’a rien d’original ; il pousse seulement à l’exagération quelques idées chères à tous les catholiques orthodoxes. L’homme, affirme-t-il, mérite les malheurs qui l’accablent car il est coupable. Adam et Eve ayant désobéi à Dieu, leurs descendants ont hérité d’une nature foncièrement mauvaise et corrompue : d’où la nécessité de châtiments impitoyables ; d’où l’obligation de répandre à flots le sang humain. Et Joseph de Maistre fait l’apologie de la guerre, du bourreau, des grandes catastrophes qui terrifient les peuples, de toutes les tortures infligées à l’individu par la nature ou la société. Absolutiste féroce, il veut les sujets prosternés devant leur souverain ; aussi parle-t-il.avec horreur de la Révolution française. Fervent catholique, bien que franc-maçon, il a fait, en termes invraisemblables, l’éloge de l’Inquisition et des Papes, que l’on doit considérer comme infaillibles. En un mot, il s’est fait le champion de la tradition catholique dans ce qu’elle a de plus absurde et de plus inhumain.

Moins éloquent que Joseph de Maistre, le vicomte de Bonald est plus méthodique. C’est dans l’origine sur-