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l’ingestion même de la chair du Totem, et autorisés à se permettre toute licence et à satisfaire tous leurs instincts.

Puis la vie reprend, normale, les instincts des sauvages étant contenus par l’habitude et par une discipline parfois sévère.

Le nouveau Totem redevient sacré : défense de le tuer ; défense aussi aux hommes du clan d’épouser une femme du même clan, car hommes et femmes se considèrent comme les enfants du Totem et comme ayant entre eux une parenté étroite qui défend le mariage et ordonne l’exogamie. L’homme qui transgresse cette loi est poursuivi et tué impitoyablement ; la femme, considérée comme incestueuse, est frappée à coups de pointe jusqu’à la mort.

La paternité du Totem est prise très au sérieux et ne permet pas l’inceste. Un homme du clan qui a pour Totem le « kangourou » épouse, par exemple, une femme du clan de Totem « hémou » ; elle a des fils qui sont tous « hémou », selon la loi « totémique » : aucun de ces fils ne pourra épouser une femme « hémou ». Celui qui a commis un inceste est puni par les hommes du clan. Celui auquel il arrive de tuer un Totem l’est automatiquement — nous l’avons dit — par une force mystérieuse emprisonnée en lui, car le Totem est « tabou », mot purement polynésien qui rappelle le mot « sucer » des Romains, le mot « aghios » des Grecs, le mot « kadosh » des Juifs.

Sans aller plus loin, retenons que le tabou (voir ce mot) représente l’interdiction d’un acte que chacun serait bien tenté d’accomplir. Mais une défense n’est pas absolument inviolable. Une courageuse rébellion peut vaincre la puissance du tabou ; alors, celui qui réussit devient « tabou » lui-même, c’est-à-dire sacré en lui-même et dangereux pour les autres. Et la pénitence que subit celui qui a violé une prescription tabouique est, on une renonciation à un bien ou une renonciation à une liberté, le tabou étant en somme une fonction. Mais c’est aussi la perception intérieure d’une condamnation pour la satisfaction d’un désir que, seul, et sans l’intervention des forces extérieures provenant de l’autorité de prêtres ou de chefs, on serait incapable de réprimer.

Mais on est loin d’être d’accord sur la complète signification du « totémisme ». Pour quelques-uns, l’institution totémique aurait été une espèce de société coopérative magique (la Cooperative magie, de Fraser) de production et de consommation. Tout clan, en ménageant son propre tabou, se serait donné la charge, en face d’un autre clan, de pourvoir à une large production d’un aliment déterminé. D’autres ont vu, dans l’animal « Totem », une des métamorphoses de l’âme humaine, etc…

Quant au tabou, c’est de toute évidence, une défense que, sans s’en rendre compte, se fait l’individu à lui-même, alors qu’il formule un désir. Ce conflit entre ces deux oppositions conférerait aux personnes et aux objets tabouiques ce caractère double, démoniaque qui, malgré la menace d’une peine, induit l’homme en tentation. De là naît inévitablement le sentiment de la faute dont la punition est constituée par le regret, le remords, le désespoir. C’est, clairement, le sentiment de la conscience naissante.

Freud, dans l’ouvrage que nous avons cité, donne une interprétation psychanalytique de l’institution totémique. Il se base sur la fable d’Œdipe dont il voit le crime réprouvé par les premiers sauvages ; il voit une concordance entre la mésaventure d’Œdipe et les deux préceptes tabouiques : ne pas tuer le Totem, père naturel du clan, et ne pas s’accoupler avec des femmes de même parenté.

Le totémisme est donc une étape dans la marche de la civilisation. Il faut y voir une institution sociale destinée à empêcher chez les sauvages, héritiers immédiats

des peuples primitifs, la répétition du crime contre le père, la répétition du double aime d’Œdipe.

L’animal « Totem » est le père et le despote du clan.

Freud continue à plonger son regard plus avant chez les hommes « prétotémiques », dans les ténèbres d’une époque, déjà vaguement explorée par Darwin, antérieure aux dieux et aux héros. Il serait périlleux de l’y suivre. — J.-A. May.


TRADITION n. f. (du latin traditio, action de transmettre). Idées, croyances, sentiments, façons d’agir et de se comporter peuvent se transmettre d’un individu à l’autre, comme aussi de génération en génération. La parole, l’écriture, l’art sous toutes ses formes, l’instruction et l’éducation, la contrainte exercée sur leurs membres par les collectivités, l’imitation inconsciente ou volontaire contribuent à cette transmission qui, bien comprise, permettrait à l’espèce humaine d’accroître indéfiniment ses richesses intellectuelles et son savoir-faire. Nul progrès ne serait possible, si chaque inventeur ne bénéficiait des découvertes faites par ses prédécesseurs, si chaque génération ne recevait un bagage déjà lourd des générations précédentes. Grâce à la tradition, « l’humanité peut être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Mais cette mémoire collective est dépourvue du pouvoir créateur qui permet à notre espèce de dépasser sans cesse le présent ; elle se borne, comme la mémoire individuelle, d’enregistrer des faits ou des attitudes, sans intervenir pour les modifier. Si elle consacre les conquêtes de l’esprit, en le dispensant de recommencer constamment les mêmes opérations ou les mêmes actes, elle n’est pas le primitif artisan de ces conquêtes. Sans le contrepoids d’une volonté hardie et d’un continuel besoin de nouveauté, elle immobiliserait les peuples comme les individus dans une routine rapidement mortelle. Fort utile, indispensable même à titre de servante, elle sombre dans un automatisme irréfléchi, dans une banalité stupide et machinale, dès qu’elle règne en maîtresse. Essentiellement conservatrice par nature, la tradition vaut seulement comme tremplin pour des envols plus audacieux. Sous peine d’entraver fâcheusement la marche en avant de l’humanité, elle ne doit en aucune manière abolir l’esprit d’initiative et le goût de l’effort.

En aucun cas, la tradition ne saurait donc être érigée en suprême règle du savoir ou de l’action, ainsi que le prétendent de trop nombreux contemporains. Dépourvue des incomparables mérites, des mystérieuses vertus que lui accordent de pseudo-philosophes et des écrivains charlatans, elle a besoin d’être soumise au contrôle de l’expérience et de la raison. Une erreur ne se transforme point en vérité du fait qu’elle a cours depuis très longtemps ; une institution injuste, un préjugé inhumain ne cessent pas d’être condamnables en devenant millénaires. La valeur intrinsèque d’un acte ou d’une idée reste indépendante et de son lieu d’origine et de la date de naissance. Certaines pratiques barbares, en honneur chez les sauvages, remontent probablement à l’époque préhistorique ; et les plus cruelles habitudes des Hindous et des Chinois sont bien antérieures à l’ère chrétienne. Elles n’en sont pas moins absurdes et dangereuses, la répétition ne pouvant suffire à légitimer un acte inique en soi ou déraisonnable.

Les apologistes des anciennes coutumes, les thuriféraires patentés du bon vieux temps se bornent d’ailleurs, dans l’ensemble, à prôner la Tradition, avec la stupide ingénuité du dévot qui adore sans chercher à comprendre. A tout propos et hors de propos, ils répètent ce grand mot sonore dont ils seraient incapables de préciser la vraie signification. Quelques penseurs, s’appuyant sur les chimères de la théologie, ont voulu en faire le canal essentiel d’une primitive et divine