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vous tolère, c’est-à-dire on vous permet de vous manifester, d’exister, plutôt de végéter ; on vous accorde tout ou partie de l’exercice de votre activité mentale ou physique, quitte à retirer licence ou autorisation dès que la bienveillance ou la patience des privilégiés, des dirigeants ou des multitudes — selon le cas —se seront lassées ou épuisées. Ou encore dès que la Raison d’État ou la Souveraineté Populaire prescrira de mettre un terme à cette tolérance, tout simplement parce que sa pratique devient dangereuse pour le Pouvoir établi ou le conservatisme du Milieu social.

La Tolérance nous apparaît donc comme un régime tout au plus bon pour les esclaves auxquels l’absence de chaînes fait imaginer qu’ils sont libres.

Ce n’est pas la tolérance qu’exigent, que revendiquent les individualistes à notre manière. Ils réclament, ils veulent la possibilité entière, inaliénable, de vivre leur vie, à leur goût, à leur gré, peu importe que cela scandalise ou épouvante ceux dont la conception de vie diffère de la leur. Ils veulent vivre leur vie à leur façon, sans se mêler de la façon de vivre des autres. Ils ne tolèrent pas autrui : ils laissent autrui poursuivre en toute tranquillité son évolution ; ils se contentent de demander de lui qu’il agisse de même à leur égard. Ils peuvent s’associer pour éprouver, essayer, réaliser telle théorie, tel projet, tel dessein, mais c’est encore à leurs risques et périls, et en se défendant bien d’intervenir dans les buts, les objets, le fonctionnement des autres associations. Les individualistes ne veulent pas plus être des gêneurs que des gênés. C’est sous le régime de la « liberté égale » qu’ils veulent vivre et non sous celui de l’abaissante « tolérance ». — E. Armand.


TOLSTOÏSME Le Tolstoïsme (doctrine enseignée, propagée et vécue par L. Tolstoï) a des adeptes un peu partout. Le comte Léon Tolstoï, romancier, sociologue, philosophe et moraliste, a laissé une œuvre littéraire considérable. Longtemps il fut — et par beaucoup il est encore — considéré comme fortement anarchisant et même anarchiste. À ce titre, l’Encyclopédie Anarchiste se devait d’exposer le Tolstoïsme, ne fût-ce que pour ne pas passer sous silence un des aspects de la pensée libertaire.


Négateur de l’autorité, volontaire de la révolte, l’anarchiste est l’homme doué d’intelligence logique, animé de la haine du mensonge, astreint à la plus grande sincérité, possédé par l’amour du peuple, voué à la bonté. Tolstoï fut-il cet homme-là ?

Nul pamphlétaire n’asséna sur les diverses formes de gouvernement et leurs titulaires respectifs d’aussi terribles coups et aussi efficaces. S’il est possible de discuter l’originalité des idées, car « tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent », en retour, il faut s’incliner devant la clarté, la force, la beauté de l’expression. Pareille ampleur dans l’élaboration équivaut à un renouvellement de la matière. Et souvenons— nous que le premier ouvrage de pure critique sociale « Que devons-nous faire ? » parut en 1884. Beaucoup des conceptions de l’auteur, devenues banales aujourd’hui, paraissaient neuves à ce moment. Combien de théoriciens et propagandistes ultérieurs lui en empruntèrent sans le dire ?

Surpris de voir les paysans et ouvriers entièrement dépossédés de leurs moyens et instruments de travail, curieux de s’expliquer ce phénomène paradoxal, le propriétaire d’Isnaïa Poliana médita la question avec sa bonne foi habituelle et arriva à la seule conclusion honnête : les producteurs de la terre et de l’usine sont dépouillés de la matière et du fruit de leur labeur, au profit d’une minorité d’oisifs et de parasites, par le stratagème d’une entité : l’État. « Cette superstition… consiste à affirmer que l’homme n’a pas seulement des

devoirs envers l’homme, mais qu’il en a de plus importants envers un être imaginaire. Pour la théologie, cet être imaginaire c’est Dieu ; pour la science politique, cet être imaginaire c’est l’État. » (Que devons-nous faire ? Stock, p. 807). Sous le fallacieux prétexte d’assurer l’ordre, la justice et la paix, en réalité pour maintenir une société inharmonique, fondée sur l’iniquité, déchirée de luttes intestines, l’État recourt aux vieilles armes du brigandage primitif : le mensonge et la violence. Cette pure abstraction a cependant des appétits formidables, exige des peuples réduits en esclavage le tribut de leur argent et de leur sang sous la forme des impôts et du service militaire.

C’est que les prêtres du culte politique entendent vivre dans l’opulence et satisfaire des besoins multipliés par l’oisiveté, génératrice de vices et turpitudes. « Un homme d’État vertueux est une contradiction aussi flagrante qu’une prostituée chaste, un ivrogne sobre, ou un brigand pacifique. » (Guerre et Révolution, Fasquelle, pp. 31 et 44). « Les gouvernants sont toujours les plus mauvais, les plus insignifiants, cruels, immoraux et par dessus tout les plus hypocrites des hommes. Et ce n’est point là le fait du hasard, mais bien une règle générale, la condition absolue de l’existence du gouvernement. » (Guerre et Révolution, Fasquelle, pp. 31 et 44). Tolstoï les connaissait bien, lui qui par sa situation familiale et sociale fut appelé à vivre longtemps dans l’intimité de la classe dirigeante russe. Il ne croyait pas davantage à leur compétence : « Les hommes faillibles ne peuvent pas devenir infaillibles par ce seul fait qu’ils se réunissent en une assemblée à laquelle ils donnent le nom de Sénat ou quelqu’autre analogue. » (Le Salut est en vous, pp. 205, 327). Les constitutions monarchiques, libérales ou démocratiques renforcent encore le despotisme d’antan par l’extrême dilution de la responsabilité et l’assurance d’une quasi impunité. « Dans l’ancien temps on accusait les tyrans des crimes commis ; tandis qu’aujourd’hui des forfaits impossibles sous les Nérons se commettent sans qu’on puisse en accuser personne. » (Le Salut est en vous, pp. 205, 207).

Le parlementarisme moderne donne ainsi une apparence de légitimité aux fictions spoliatrices issues de la fourberie des oppresseurs coalisés. « L’esclavage contemporain est dû évidemment aux lois humaines sur la terre, sur les impôts, sur la propriété. » (Les Rayons de l’aube, Stock, pp. 341, 357). « Les lois sont les règles instituées par les hommes qui dirigent la violence organisée. » (Idem). « L’affranchissement des hommes n’est donc possible que par la destruction des gouvernements. » (Idem). Mais, disent les défenseurs de l’État, si les gouvernements disparaissaient, la société serait bouleversée de fond en comble, détruite par le déchaînement des haines, des convoitises, des passions. « Le méchant dominerait le bon », affirment les tartufes de la politique et répète après eux la cohorte innombrable des naïfs. Or : « ce ne sont pas les meilleurs mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore. » (Le Salut est en vous, p. 255). Le renversement des institutions politiques et la suppression des lois avec tout l’appareil de leurs sanctions iniques et cruelles non seulement n’aggraveront pas le mal, mais le diminueront, puisqu’ils briseront entre les mains des méchants leurs armes les plus puissantes, le parlement et l’armée.

Sans conteste, une orthodoxie libertaire n’existe pas, ne peut pas exister. Cependant, au cours du XIXe siècle surtout, le classement de notions bien définies précisa un ensemble doctrinal appelé anarchisme. Les citations précédentes permettent d’y rattacher d’une manière catégorique la pensée tolstoïenne.


L’impuissance des gouvernements à faire régner l’ordre et la paix entre les individus comme entre les