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tion patriotique encore inconnue. Mais l’on vit surtout des pièces de circonstance parfois improvisées, sans même êtres écrites, sur les événements de chaque jour. Il n’en resta aucune qui fut, vraiment remarquable. Le seul résultat de ces improvisations dramatiques fut de faire perdre l’habitude des règles classiques et d’ouvrir la voie au théâtre romantique.

Le théâtre de la Révolution avait eu ses chefs-d’œuvre, avant que celle-ci éclatât, dans Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Figaro avait proféré des vérités qui avaient frappé comme des gifles sur les mufles de la monarchie pourrissante. Jamais la satire n’avait été si véhémente dans les formes polies du théâtre classique. M.J. Chénier, dans sa tragédie Charles IX, mit à la scène la Saint-Barthélemy, ce que personne n’avait osé faire jusque là. Le fanatisme religieux fut, comme dans le despotisme monarchique, violemment attaqué dans des pièces de circonstance. L’Église fut vivement raillée, entre autre dans Le Mariage du pape, dans les Victimes cloîtrées, dans des vaudevilles comme Encore un curé où l’on chantait :

« Baptiser les enfants d’autrui,
C’est un fort joli ministère ;
Mais il vaut mieux, prêtre et mari,
Baptiser ceux dont on est père. »

Durant la Révolution, la Comédie Française fut généralement d’esprit royaliste et réactionnaire, comme il convenait à une aristocratie de cabotins fort honorés de servir les grands dans leurs plaisirs même les moins intellectuels. Certains de ses membres furent emprisonnés. Menacés de la guillotine, ils devinrent de « bons patriotes ».

Parmi les pièces d’opposition antirévolutionnaire, L’Ami des lois, de Laya, provoqua le plus l’agitation et fut interdite jusqu’à la réaction de Thermidor. Après cette réaction, et sous le Directoire, la satire politique fut sévèrement réprimée. On eut un avant-goût du régime napoléonien. Cette répression eut l’avantage de faire se retourner la satire contre les mœurs, et elle eut particulièrement à faire dans ce domaine. Maillot créa le type de Madame Angot ou la poissarde parvenue dont on fit diverses moutures, en attendant qu’une Fille de Madame Angot fournit au musicien Lecocq le sujet d’un des chefs-d’œuvre de l’opérette. Nombre de vaudevilles attaquèrent les enrichis de la mercante de guerre qui commençaient leur carrière sous les ailes de la victoire. Un gros fournisseur disait avec la joviale assurance que ses victimes ne lui demanderaient aucun compte :

« Notre pays s’est agrandi
Et mon ventre s’est arrondi,
Ces chers enfants de la Victoire,
Je les fais marcher à la gloire
Sur des semelles de carton. »

Sur un de ces fournisseurs appelé Rapinat, on chantait :

« Le bon Suisse qu’on assassine
Voudrait au moins qu’on décidât
Si Rapinat vient de rapine
Ou Rapine de Rapinat. »

Rapinat était bien indifférent et tranquille ; il deviendrait grand dignitaire de l’Empire, serait fait noble par Louis-Philippe, ministre par Badinguet, grand muphti de la Légion d’honneur et membre de l’Académie des Sciences morales, (sic) et politiques par la IIIe République, tout en fabriquant des canons pour de nouveaux assassinats du « bon Suisse » !… Mais dès 1802, Napoléon ne voulut plus qu’on touchât aux parvenus, aux mercantis, aux girouettes politiques qui seraient la fine fleur de son empire, et pour qui il découpait les rubans de sa légion d’honneur dans le

bonnet rouge de la Révolution ! Dupaty faillit connaitre la déportation, après les pontons de Brest, pour un petit vaudeville : l’Antichambre. Lemercier, auteur de Charlemagne, dont Napoléon, ne sachant où trouver un Corneille, aurait voulu faire le poète de sa cour, refusa dignement cet emploi et se condamna ainsi à une vie obscure, tourmentée de plus par la cabale impériale. Lemercier était républicain. Le royaliste Ducis repoussa non moins dignement les avances napoléoniennes. Dupaty resta suspect de pacifisme. En dehors d’eux et de J.M. Chénier, le théâtre, au temps de l’Empire, fut par sa platitude à l’étiage des courtisans qui l’écrivirent, les Barré, Radet, Desfontaines, Baour Lormian, Legouvé, Esmenard et autres Rougemont qui prodiguèrent leur encens à « l’usurpateur », comme ils le prodigueraient ensuite, avec la même impudeur, à la « légitimité restaurée » !

Napoléon fut aussi néfaste au théâtre et à l’art dramatique qu’il le fut à toutes les formes de l’esprit et de la liberté. Tous les théâtres où l’art dramatique montrait encore quelque esprit et quelque indépendance furent fermés. Il ne demeura que quelques-uns à côté des subventionnés comme l’Opéra pour lequel Napoléon voulait bien dépenser 800.000 francs par an, parce que ce monument « flattait la vanité nationale » ?… Quand les spectateurs se permettaient de montrer leur mécontentement au théâtre, on les envoyait en prison, où à la caserne pour faire des soldats s’ils étaient de jeunes gens. On n’eut plus ce droit de siffler qu’au temps de Molière on achetait en entrant au théâtre. On n’eut plus que le droit de payer et se taire devant les pires insanités que favoriseraient l’arbitraire gouvernemental et la censure. C’est le doux régime qui a fini, de nos jours, par dégoûter du théâtre la majorité du public de plus en plus considéré uniquement comme un « cochon de payant » !…

(Voir sur le théâtre pendant la Révolution et l’Empire : Le Théâtre et la Révolution, et la Censure sous le premier Empire, par H. Welschinger, La Comédie française et la Révolution, par A. Pougin).


Le théâtre romantique. — La platitude où le théâtre classique était tombé, après Voltaire, dans la tragédie, et après Beaumarchais, dans la comédie, rendait la révolution romantique nécessaire, En attendant, le règne de Scribe avait commencé en 1810 en pour perpétuer, à côté de Collin d’Harleville, de Picard, de C. Delavigne, de Souillet, la tradition de la médiocrité classique transportée dans l’hypocrisie bourgeoise, avant de la remettre aux Ponsard, Émile Augier, Dumas fils, Th. Barrière, Sardou et toute leur suite des abrutisseurs vaudevillesques qui ont fait du théâtre de France, suivant le mot de V. de l’Isle Adam, « l’opprobre de l’art moderne ».

Il ne s’agissait plus de corriger les mœurs, même en riant. Depuis que la bourgeoisie était au pouvoir, ses mœurs, si elles n’étaient pas plus pures, étaient souveraines. Il s’agissait de les ériger en vertus et, si on se permettait de les fronder, de ne pas dépasser ce sourire qui, s’il n’est pas une louange, n’est pas non plus une raillerie. Il s’agissait de faire prendre la prudoterie pour la pruderie, le bégueulisme pour la délicatesse, l’insanité prudhommesque pour le bon sens. Il s’agissait d’inspirer cet aimable scepticisme qui aboutirait au « tout s’arrange » des Capus, pour faire accepter les pires capitulations de conscience, les plus malpropres et les plus cyniques combinaisons politiques et affairistes. Cela commença sous la Restauration par l’exploitation vaudevillesque du militarisme et du chauvinisme. Tout un monde de pantouflards, de prévaricateurs cyniques qui avaient livré leur patrie et monnayé son invasion, pleurait d’émotion quand on chantait :