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toire de tous, les temps devaient aboutir à cet unique objectif : l’exaltation d’un Roi-Soleil ! Elle ne pouvait se soutenir que par cette monarchie et elle ne pouvait lui survivre. Aussi, la tragédie n’exista à l’étranger que comme imitation littéraire ou genre français. Malgré la primauté chronologique de la Sophonisbe de Trissin, la tragédie italienne ne compta guère en dehors d’Alfieri (XVIIIe siècle), et encore, sa valeur a été bien surfaite dans un but de propagande nationale. Manzoni, Niccolini, Monti, ne furent aussi que des imitateurs. En Allemagne, la tragédie n’eut que des traductions d’œuvres françaises et des essais de Gœthe.


Le drame et la comédie modernes. — Autrement grand, humain, vivant et universel que la tragédie fut le théâtre, drame et comédie, tel que le conçut et le produisit le génie anglais dans cette période appelée « élisabéthaine » qui commença vers 1570 avec le Gorboduc de Sackville et Norton et finit cent ans après avec James Shirley. Cette époque est la plus belle du théâtre de tous les temps ; Shakespeare, qui la domine, est au-dessus de tous les tragiques, même grecs, parce qu’il est plus humain. Livrés au Destin, les personnages d’Eschyle et de Sophocle les plus émouvants, Œdipe, Oreste, Antigone, Iphigénie, nous apparaissent comme des entités, des êtres en dehors de notre monde. Les Lear, Othello, Hamlet, Cordélia, Desdémone, Juliette, sont des êtres humains de tous les temps et de tous les pays, dont les sentiments sont les nôtres et que la fiction théâtrale fait vivre intensément. Le drame et la comédie shakespeariens sont une immense synthèse de tout ce que la vie et le théâtre ont amassé en quinze siècles d’expérience, de pensée et de force, l’expression la plus vaste et la plus profonde, la plus tragique et la plus bouffonne, la plus idéaliste et la plus réaliste, des gestes, des rêves, des instincts, des passions, de la vie intime et sociale, de la psychologie individuelle et collective de toute l’humanité. L’infiniment petit de l’âme humaine est aussi illimité que l’infiniment grand de l’univers. Jamais aucun art n’a été représentatif de la vie avec une vérité et une audace plus indifférentes à n’importe quels dogmes, quelles théories, quelles convenances éthiques ou esthétiques, particuliers ou sociaux. Des hommes pensent et agissent pour tous les autres hommes, dans les bouges où vocifèrent les matrones de Périclès, dans les tavernes où Falstaff entretient sa précieuse bedaine avec toute sa séquelle de truands, comme dans la tempête qui poursuit Lear et Cordélia, devant le tombeau de Juliette et dans les espaces éthérés où circule Ariel.

Lorsque nous parlons de l’œuvre shakespearienne, nous n’envisageons pas l’ouvrage d’un homme qui a été Shakespeare, ou ne l’a pas été d’après ceux qui contestent qu’il a existé ; nous parlons de tout un ensemble d’œuvres, procédant les unes des autres et formant comme un microcosme de la pensée de leur époque. Aucune ne serait originale, d’après M. Abel Chevalley qui a dit : « il n’y a pas plus de théâtre exclusif de Shakespeare au temps d’Elizabeth, que de théâtre élisabéthain d’où Shakespeare serait exclu. » Ils seraient environ deux cents auteurs qui auraient édifié le drame et la comédie shakespeariens dans une période de quatre-vingts ans. Les plus connus, à des degrés divers de célébrité, sont John Lily, Th. Loodge, G. Peele, Th. Kyd. Chapman, R. Greene, Drayton, avant Shakespeare, et ses contemporains ou successeurs, Marlowe, Th. Nasbe, Th. Dekker, Middleton, Ben Jonson, , T. Marston, Th. Heywood, J. Webster, Tourneur, Flechter, Beaumont, Massinger, J. Ford, Randolph, Brome, Cartowright, Th. May, Marmion et enfin J. Shirley qui termina le grand cycle. Tous les esprits, tous les caractères, toutes les philosophies sont réunis chez ces hommes venus de tous les milieux, ayant vécu à tous les étages sociaux, comme leurs personnages, et

représentent toute la pègre sociale et toute l’aristocratie. Tous ont plus ou moins travaillé pour ce Théâtre du Globe fondé par Shakespeare en 1599, et qui est plus célèbre que l’Illustre théâtre de Molière. (Voir les Études sur Shakespeare, de Ph. Chasles, les ouvrages d’A. Mézières, et le numéro des Cahiers du Sud, juillet 1933, sur le Théâtre élisabéthain).

Le drame shakespearien, précurseur de la Révolution anglaise, le fut aussi de la Révolution française par l’influence qu’il exerça sur la formation de l’esprit romantique. (Voir Romantisme). Le XVIIIe siècle français, tout pénétré de classicisme, ne le comprit guère ; il n’en influença pas moins la tragédie et fut à la naissance du drame bourgeois. Arden de Feversham fut, en 1592, en Angleterre, la première œuvre d’un genre dont Nivelle de la Chaussée fut le père, en France, et dont les parrains furent Sedaine (Le Philosophe sans le savoir), Diderot (le Fils naturel), Voltaire (L’enfant prodigue et Nanine), Beaumarchais (Eugénie, et la Mère coupable). Ce fut le drame vertueux, larmoyant, lénitif, célébrant la morale et les attendrissements familiaux. Au XIXe siècle, le romantisme en ferait le mélodrame à tendances sociales, et l’hypocrisie bourgeoise lui communiquerait toute la nocivité du roman-feuilleton. Mentionnons que, dès la fin du XVIIIe siècle, Mercier fut au théâtre le précurseur du romantisme, en attaquant vivement la tragédie et en produisant les premiers drames historiques.

La comédie est, dans sa plus large acception, la véritable manifestation collective de l’esprit humain. Il n’y a qu’une façon de pleurer ; il y en a cent de rire. Chaque peuple a la sienne, comme il a son terroir, son langage, ses formes lyriques et satiriques, C’est pourquoi, s’il y a discontinuité dans le drame dominé par des formes conventionnelles, il n’yen a pas dans la comédie où la convention scénique est tout à fait secondaire. Pathelin amuse aujourd’hui comme il y a cinq cents ans. On retrouverait dans Plaute tous les types à qui la faveur populaire a toujours été constante et qui sont passés successivement dans la farce, la comédie italienne, le théâtre moderne et contemporain. Après le moyen âge, la moralité, la sottie, la farce continuèrent. On leur donna d’autres noms : comédie de caractère, de mœurs, d’intrigue, de genre, épisodique, historique, féerique, musicale, vaudeville, etc…

Le mot comédie fut apporté d’Italie en France par les comédiens, gens salariés par un directeur de théâtre pour jouer la comédie. La première troupe qu’on en vit en France fut celle qui représenta à Lyon, en 1548, la Calandria, de Bibbiena, Après eux, les Gélosi, appelés par Henri III, apportèrent à Paris, en 1576, la comedia dell’arte, née en Italie de l’improvisation populaire, ressuscitant les types éternels de la comédie humaine sous la défroque des Arlequin, Pantalon, Polichinelle, Colombine, etc… Les Gelosi furent remplacés par les Fedeli qui continuèrent la comédie italienne jusqu’en 1652. Le prince des Sots et ses compagnons étaient devenus des professionnels. Ils jouèrent à l’Hôtel de Bourgogne jusqu’en 1608, partageant le local avec une autre troupe à qui les confrères de la Passion avaient cédé leur privilège en 1588. L’année 1600 vit fonder le théâtre du Marais. Bellerose fut le grand comédien de l’Hôtel de Bourgogne ; Mondory fut celui du Marais. Les précieux, qui affectaient les bonnes manières et le beau langage, commencèrent à se fâcher lorsque Bruscambille, ne « sucrant pas assez sa moutarde », débita ses prologues dans le ton de l’ancienne farce. Celle-ci trouva asile au théâtre de l’Estrapade où Gros Guillaume, Gaultier-Garguille et Turlupin la mêlèrent à la comédie dell’arte. Gros Guillaume ayant été mis en prison pour avoir raillé un magistrat, y mourut de peur, et sa troupe se dispersa. La farce était montée aussi sur les tréteaux de Tabarin, au Pont-Neuf. Elle s’installa enfin à la foire Saint-Germain où une