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qu’elles prirent alors. Le théâtre devint un spectacle organisé par des entrepreneurs, avec des comédiens de profession séparés des anciens jongleurs qui fournirent les saltimbanques.

La fin du théâtre antique n’avait pas fait disparaître les histrions et les mimes romains. Ils se continuèrent au moyen âge avec les jongleurs. Ceux-ci ne furent pas exactement des comédiens, mais des récitants, chanteurs, danseurs, faiseurs de tours. Les plus considérés, récitants et chanteurs, doublés souvent d’un poète-musicien, devinrent les trouvères et les troubadours qui reçurent l’hospitalité plus ou moins opulente des châteaux. Au XIVe siècle, groupés dans les villes, ils formèrent des corporations régulières de ménestrels ou ménétriers, tenant boutiques de ménestrandie, écrivant et vendant des chansons. Les autres jongleurs demeurèrent les amuseurs de la foule sur la place publique. Ils furent les clercs errants des XII- siècle et XIIIe siècle qui chantaient la messe de Bacchus en parodiant les cérémonies de l’Église, et alimentaient la littérature goliardique dont l’audace satirique est parfois remarquable. Le jongleur fut en particulier le satiriste « débiteur des opprobres sur le compte des absents », mais les dits, comme celui de l’Erberie, véritable boniment de charlatan, de Rutebeuf, les débats, comme le Plaidoyer de la Simple et de la Rusée, de Coquillart, les disputes, jeux-partis, fableaux, etc…, constituèrent l’essentiel de leur répertoire. Ils furent les premiers comédiens, avant les amateurs locaux puis les professionnels nomades qui se formèrent en troupes à partir du XIVe siècle. Ces troupes furent recrutées surtout chez les écoliers et les basochiens. À côté des confréries pieuses, comme celle de la Passion, à Paris, et des puys, sociétés littéraires et académiques populaires qui représentaient les miracles et les mystères, elles transportèrent de ville en ville les joyeusetés bannies de l’Église. De la transformation de ces joyeusetés naquit la farce proprement dite dont la satire s’étendit de l’Église à la société tout entière.

Au plus bas de la hiérarchie de ces comédiens étaient, à Paris, les Enfants sans Souci. Rouen avait les Connards ou Cornards, Dijon les Enfants de la Mère folle, Lyon les Suppôts de la Coquille, Beauvais les Momeurs du mont Pinard, Cambrai l’Abbaye joyeuse de Lescache-Profit, Chalon-sur-Saône, les Enfants de Ville et les Gaillardons, Chauny les Trompettes-jongleurs, Laon les Mauvaises braies, etc… Tous avaient pour chefs le Prince des Sots et la Mère Sotte. Ils étaient la bohème de l’époque réunissant de pauvres diables sans feu ni lieu, dépourvus de pécune mais riches de paresse et de gaieté. Villon en a été, avec ses compagnons des repues franches. Ils furent, au commencement du XVIe siècle, les joyeux garçons chantés par Clément Marot dans la Ballade des Enfants sans Souci, dont le vers répété dit :

« Car noble cœur ne cherche que soulas. »

Tous ces bons lurons étaient subordonnés par les règlements administratifs aux Basochiens.

Le Royaume de la Basoche, formé des clercs du Parlement de Paris, gens bien apparentés et généralement riches, reçut ses droits et titres de Philippe le Bel, vers 1303. À côté se formèrent d’autres basoches, celles du Parlement, celle du Châtelet et celle dite Empire de Galilée, toutes très agitées et rivales. Elles organisèrent des spectacles divers devant et dans le Grand Châtelet, sur la « table de marbre ». Au XVe siècle, sur l’initiative des Confrères de la Passion dont l’existence légale avait été signée par Charles VI en 1402, les Enfants sans souci et les Basochiens se joignirent à eux pour mêler aux représentations des mystères celles des farces et des sotties. Ce fut la plus belle époque du théâtre satirique en France, la plus hardie, grâce surtout à la liberté que lui laissa Louis XII. Ce roi fut souvent écorché par la satire, mais elle lui était utile dans ses démêlés avec

le pape Jules II. Le poète Gringore, dit Gringoire, qui était alors « mère sotte » des Enfants sans souci, inaugura brillamment, à cette occasion, la comédie politique dans son Prince des Sots et son Homme obstiné. Moins favorisés sous François Ier et les règnes suivants, les Basochiens se turent comme comédiens à la fin du XVIe siècle.

Le plus célèbre des Enfants sans souci fut, comme acteur, Jean de l’Espine, dit du Pont-Alais, du nom du pont où ses tréteaux étaient dressés. Le dernier prince des sots fut Nicolas Joubert, décédé en 1615. À ce moment-là, le théâtre du moyen âge était mort pour faire place au théâtre classique. Mais ses traditions demeuraient dans le répertoire comique où elles perpétuaient l’esprit populaire.

Le théâtre du moyen âge fut d’une grande variété. Il embrassa en somme toutes les manifestations de la vie populaire et traduisit toutes les nuances de l’esprit du temps, comme le faisaient les autres formes littéraires. L’allégorie et l’intention moraliste inspirèrent les moralités, comédies de mœurs à la fois sérieuses et comiques, représentations de la vie sociale où toutes les classes étaient plus ou moins jugées et raillées. La moralité du Bien Avisé et du Mal Avisé fut le type du genre. La satire se donna cours dans la farce, parodie des mœurs, et dans la sottie, comédie politique. La farce, aux XV- siècle et XVIe siècle mit au théâtre les fableaux des XIII- siècle et XIV- siècle. Pathelin est demeuré son personnage le plus célèbre. Elle fut le genre le plus caractéristique de l’esprit populaire du moyen âge. On a sévèrement jugé cet esprit comme grossier, sans art, exagérément naturel et d’une révoltante crudité d’expression. Les gens du moyen âge s’en accommodaient fort bien sans être pour cela moins délicats et plus dépravés que ceux d’aujourd’hui. Au contraire, car ils étaient moins hypocrites. Ils riaient franchement, de bonne humeur. Ils ignoraient l’obscénité inventée par les tartufes quand ils firent de la morale une cochonnerie bien pensante, et, de ce qui était naturel, une saleté compliquée.

Le véritable théâtre comique, littéraire et musical, commença au XIIe siècle avec des fableaux dialogués et chantés, comme celui d’Aucassin et Nicolette. Plus remarquables furent, au XIIIe siècle, les œuvres d’Adam de la Halle, dit le Bossu d’Arras, auteur des jeux de la Feuillée, du Pèlerin, de Robin et Marion. Mais un grand nombre d’œuvres sont disparues ou sont d’auteurs anonymes. À partir du XIVe siècle on connaît les noms de quelques auteurs plus ou moins importants, les frères Gréban, Jean Michel, Mercadé, J. Millet, G. le Doyen, Andrieu de la Vigne, Jean d’Abondance, P. Taserie, N. de la Chesnaye, Gringore, Marguerite d’Angoulême, etc…, qui ont produit dans tous les genres. On peut classer dans le théâtre deux pièces comiques d’E. Deschamps (XIVe siècle) : le dit allégorique des Quatre offices de l’hôtel du roi et un dialogue, Maître Trubert et Antoignart, véritable ébauche de Pathelin qui verrait le jour un siècle après. Paru en 1470, il eut un succès prodigieux. Il était le produit tardif mais complet d’une longue formation collective où l’esprit populaire trouvait un aboutissant. En même temps qu’il terminait le théâtre du moyen âge, il commençait celui des temps modernes. Par lui, il n’y eut pas de solution de continuité entre les deux théâtres, car il n’a pas cessé de tenir une brillante place dans le répertoire lorsqu’il n’a pas été tripatouillé par des cagots comme cet abbé Bruyes qui prétendit « tirer l’or de son fumier » !… Molière a été l’héritier direct des « farceurs » moraux et satiriques du moyen âge qui firent le théâtre vivant, et le maintinrent en dehors de tous les académismes et au-dessus de toutes les convenances hypocrites.

(Voir sur le théâtre au moyen âge les ouvrages suivants : Jubinal : Mystères inédits du XVe siècle, 2 volu-