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ticisme et de réalisme, effusion naïve et sincère de l’âme populaire, il confondait le ciel et l’enfer, Notre-Dame et la plus humble pécheresse dans les mêmes sentiments, les mêmes joies et les mêmes souffrances. La vie l’emportait sur les formules et les conventions. Il a été conservé une quarantaine de ces miracles appelés de Notre Dame, qui sont du XIVe siècle. Plusieurs, parmi lesquels ceux de Robert le Diable, de la Femme d’Othon, du Jongleur de Notre-Dame, etc., ont eu des adaptations modernes. Parmi les rares miracles où Notre Dame n’intervenait pas, celui de Grisélidis est le plus connu par sa légende, souvent traitée depuis Marie de France jusqu’à Pétrarque, et dénaturée au XIXe siècle par des auteurs qui ont voulu la faire encore plus médiévale qu’elle n’était.

A côté du miracle, venu après lui, fut le mystère, véritable drame religieux plus étroitement régenté par l’Église. Le mystère sortit directement du drame liturgique. Il avait été le ludi. Il fut, au XVe siècle, par sa représentation de sujets généralement sacrés, une réaction religieuse contre le théâtre de plus en plus profane. Mais il ne faut pas donner un caractère trop étroit aux différents termes : jeux, miracles, mystères, appliqués au drame du moyen âge pour le distinguer du théâtre comique. Les deux théâtres se mêlèrent souvent et, malgré l’Église, le mystère, comme le jeu et le miracle, s’accompagna de sujets profanes et de farce amusante et satirique. Le mystère fut la manifestation artistique la plus caractéristique de la vie populaire au moyen âge. La ville entière se rendait à son spectacle qui parfois durait plusieurs jours. Tout travail et toutes affaires étaient abandonnés à cette occasion par l’artisan comme par le commerçant et le magistrat. Seul, le guet avait plus de besogne que jamais pour surveiller contre les rôdeurs les maisons désertées. Les quatre mille représentations du Martyre de Sainte Apolline données, rien qu’à Paris, durant le XIVe siècle, permettent de juger de la vogue de ce genre de spectacle dont la population fournissait à la fois les acteurs et les spectateurs. Le mystère finit avec la vie populaire et les libertés communales de son temps. Il a laissé quelques survivances provinciales, comme les pastorales de Provence, représentations plus ou moins modernisées de la Nativité, et le drame de la Passion qui se joue toujours à Oberammergau (Bavière) où une entreprise théâtrale en a fait un des spectacles du snobisme universel.

Les principaux mystères furent ceux du Vieux et du Nouveau Testaments, et ceux des Saints. On a réuni sous le titre : Mystère du Viel Testament quarante-cinq drames composés au cours du XVe siècle sur des sujets bibliques. Ils ont été publiés d’abord par Geoffroy de Marnef, vers 1500 ; puis, de nos jours, par M. J. de Rothschild. Les mystères du Nouveau Testament furent très nombreux sur la vie de Jésus et surtout sa Passion. Les principaux, qu’on a conservés, sont la Passion d’Arnoul Gréban, d’environ 35.000 vers, écrite vers 1450. Une autre Passion est celle de Jean Michel (vers 1486). Le mystère le plus considérable est celui des Actes des Apôtres, des deux frères Gréban, qui compte près de 62.000 vers ! Il fut joué intégralement à Bourges, en 1516. La représentation dura quarante jours !

Malgré leur caractère religieux et la censure ecclésiastique, les mystères sont essentiellement d’inspiration populaire, aussi ne se séparent-ils pas nettement, non seulement des miracles, mais aussi du théâtre comique. Le mélange des genres était d’ailleurs nécessaire pour que le spectateur ne fût pas lassé par la longueur du spectacle. La farce, poussée jusqu’à l’obscénité, s’étant mêlée de plus en plus aux mystères, le Parlement de Paris interdit leurs représentations en 1548.

Même sorti du drame liturgique, le théâtre eut toujours un fond comique et satirique. Les agapes de la primitive Église l’enfermaient en germe, avec les fêtes hiératiques, celles des fous et autres bouffonneries. Dès

le Ve siècle, les fêtes religieuses où étaient mimées des scènes de la vie et de la mort de Jésus, s’accompagnaient dans l’église même de processions où des animaux fabuleux, des monstres de toutes formes, étaient promenés avec force gambades. Le drame religieux était complété de parodie par l’esprit populaire qui voyait fort bien la fourberie ecclésiastique et la raillait, sans pour cela profaner la vraie religion. Les fêtes des Fous, de l’Ane, des Innocents, des Cornards, des Diacres soûls, et d’autres semblables, n’avaient d’autre but que l’amusement populaire par la satire des « oiseaux sacrés » qui avaient fait de la religion le culte de leur panse et la pourvoyeuse de leurs bénéfices. Ces fêtes bouleversaient la hiérarchie des prébendiers du divin. Le maigre claque-patins, le vilain qui n’avait que la peau sur les os, se vengaient spirituellement des gras évêques, des chanoines à la trogne rouge et à trois mentons. Ils s’installaient dans leurs stalles pour brailler à tue-tête et inlassablement : « Déposuit potentes sede et exaltarit humiles. » — (Dieu a déposé les puissants de leur siège et il a élevé les humbles.) — Il n’y avait pas là impiété ; Jésus n’avait-il pas dit : « les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. » Et lorsqu’on célébrait la Messe de l’Ane, née de la représentation de l’histoire de Balaam, pouvait-on s’effaroucher de voir la simple bourrique coiffée d’une mitre et paissant sur l’autel ? Cet animal ne symbolisait-il pas les êtres simples dont l’exemple ramenait les égarés dans la voie de Dieu ? Ce peccata mundi, n’était-il pas plus sage et plus digne que bien des prêtres, et n’avait-il pas, de plus, réchauffé de son souffle l’enfant Jésus dans l’étable puis porté le Seigneur à son entrée à Jérusalem ?

Pendant longtemps l’Église ne s’était pas effarouchée de ces fêtes et des fantaisies auxquelles elles donnaient lieu. « Sire âne » faisait solennellement son entrée dans l’église, salué par un chœur qui le priait de chanter, lui promettant une abondante ration :

« Hez ! sire asnes, car chantez,
Beile bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l’avoine à plantez ! »

Il y avait tout un rituel appelé « prose de l’âne » qui réglait ces cérémonies, comme celles des fêtes des Fous dont on attribue un des « Offices » à l’archevêque Pierre de Corbeil. Un jeune clerc représentait l’évêque ou le pape des Fous (Episcopus stultorum). On dansait dans le chœur en chantant des chansons obscènes. On mangeait des boudins et des saucisses sur l’autel, on jouait aux cartes et aux dés et on brûlait dans des encensoirs de vieilles savates sous le nez du pape ou de l’évêque impassible. Ces joyeusetés se célébraient dans les cathédrales, les collégiales et jusque dans les couvents des deux sexes, car les clercs n’étaient pas les moins excités. Ce sont certainement eux qui ont prononcé en chaire les premiers Sermons burlesques, macaroniques parodies des prêches pieux auxquelles les Maillard, Tenot, Jean Bourgeois et cent autres apportèrent une verve extraordinaire. Les épîtres farcies, chants alternatifs du peuple et du clergé, en langue vulgaire et en latin, eurent certainement la même origine et le même théâtre.

Quand l’Église entreprit « d’épurer » les mœurs de son clergé et de ses ouailles en chassant de ses temples la joie populaire, elle rencontra les plus grandes difficultés. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses fêtes locales, persistent certains vieux divertissements auxquels le clergé lui-même prend encore part. Mais le drame religieux, miracle et mystère, ne résista pas devant les défenses ecclésiastiques. Il intéressait d’ailleurs de moins en moins le peuple qui n’avait plus de loisirs que ceux de la misère. Par contre la satire et la comédie se multiplièrent dans les diverses formes