Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
THÉ
2758

elles font les formes plus ou moins franches ou hypocrites de la morale, et que si :

« Le théâtre est un lieu glissant pour une fille. »
(Rigaud.)

c’est que la fille est prête à glisser n’importe où, dans les prés où elle garde les oies ou dans le salon de madame sa mère. Le théâtre a été de tout temps le retugium peccatorum des mœurs et des professions inavouables, ce qui a valu et vaut encore à ses gens une mauvaise réputation avec l’ostracisme des cafards de tous les milieux, bien que les gens de théâtre ne fussent pas plus mauvais que quiconque et qu’ils fussent même meilleurs parce que moins embarrassés de préjugés hypocrites. Dès qu’il y eut des comédiens de profession, à partir du XVIe siècle, le théâtre fut considéré comme « l’antichambre de la prostitution ». Il fut le champ du proxénétisme aux XVII- siècle et XVIIIe siècle, époque où il fut impossible à une chanteuse, danseuse ou comédienne d’entrer à l’Opéra ou à la Comédie Française sans passer par les bras de quelque grand personnage, et parfois de plusieurs. Un engagement dans un de ces théâtres était « un passeport de mauvaise vie et de mœurs », aux yeux du lieutenant général de la police. On comprend ainsi pourquoi les caprices de ces dames régnèrent plus souvent que l’art et que, par tradition, il continue d’en être ainsi car, si le métier d’artiste de théâtre s’est quelque peu libéré du vasselage de la prostitution, celle-ci a de plus en plus envahi le théâtre. Il y a de moins en moins de rapports entre l’art dramatique et les dames qui se disent « artistes », surtout depuis que le cinéma, s’emparant du théâtre, a substitué à tout ce qu’il représentait d’art dramatique les grotesques et pornographiques approximations des « cinéastes » sans scrupules et les « supervisions » du « sex-appeal ».

L’immoralité du théâtre, s’il y a immoralité, n’est jamais que celle des mœurs ; elle en est le produit. Si on veut corriger le théâtre, il n’est rien de tel que de se corriger soi-même. S’il n’y avait pas tant de sales individus, de brutes illettrées, de renifleurs de sang et d’ordures parmi les gouvernants, les directeurs de consciences, censeurs, critiques et autres tartufes préposés à la garde de la « moralité publique », le théâtre pornographique aurait, comme les violences sportives et les abattoirs tauromachiques, vite fini de faire recette.


Le théâtre et l’Église. — Il est curieux de remarquer, d’abord que le théâtre dramatique est né dans l’Église, ensuite, que l’ostracisme le plus ostensible, sinon le plus farouche, qui le frappe vient aussi de l’Église. On peut dire comme Racine :

« Le flot qui l’apporta recule épouvanté. »

Mais il est impossible de prendre au sérieux l’attitude d’une Église dont la morale est, dans les perpétuels flottements d’un opportunisme qui loue ou blâme, soutient ou condamne les mêmes choses selon le temps ou les circonstances. Si les Pères de l’Église, voulant soumettre les mœurs à la doctrine, furent relativement logiques en condamnant le théâtre, leurs successeurs le furent beaucoup moins en accommodant la doctrine selon les mœurs. Jamais comme en matière de théâtre, l’hypocrisie religieuse ne fut plus élastiquement fourbe et odieuse. Après avoir traité Molière en réprouvé et l’avoir laissé enterrer de nuit, sans pompe et dans l’indifférence générale, le 8 décembre 1694, dans l’église Saint-Eustache on inhumait Scaramouche en grande pompe avec le concours « d’une foule extraordinaire de toutes sortes de personnes ». (Vie de Scaramouche, par A. Constantini.) L’explication est que Scaramouche avait été « l’homme qui avait eu l’honneur de faire rire Louis XIV au berceau » (Larousse) et qui

le fit rire toute sa vie, tandis que ce roi imbécile ne comprit jamais rien à Molière et l’abandonna aux intrigues dévotes.

Au XVIIIe siècle, l’Église de France, plus rigide dans ses principes que la papauté elle-même, faisait encore peser sur les comédiens cette excommunication prononcée jadis contre les farceurs et les bateleurs, mais levée par le pape en faveur des comédiens italiens. « Vérité en deçà, erreur au-delà » ; mais… l’Église est infaillible ! A Paris même, la danseuse italienne, Camille Véronèse, fut enterrée religieusement, malgré « sa vie trop voluptueuse… courte et bonne » (Bachaumont). Mais Adrienne Lecouvreur, une des plus grandes tragédiennes de l’époque, fut « jetée à la voirie », comme l’avait été Molière. La dépouille de Mlle Chameroy, danseuse française, ne put entrer à l’église Saint-Roch ; le curé des Filles Saint-Thomas, plus accommodant, voulut bien la recevoir. La crainte des rigueurs religieuses fut pour beaucoup dans la retraite prématurée de Melle Clairon, des Comédiens français. L’avocat Huerne de la Motte, ayant écrit un mémoire pour protester contre ces rigueurs, se vit rayer du tableau des avocats et son mémoire fut condamné à être brûlé. Les comédiens ne pouvaient obtenir le sacrement du mariage que s’ils renonçaient au théâtre, mais… ils pouvaient y rentrer après ! La ville voyait à ce propos les pires farces et les ecclésiastiques n’étaient pas les derniers à s’en amuser en y prenant part. Car la sévérité de l’Église n’empêchait pas ses princes d’entretenir des femmes de théâtre, et une foule de petits abbés « dînant de l’autel et soupant du théâtre », d’être leurs greluchons. On vit en 1762, l’archevêque de Paris solliciter la conservation du Théâtre de la Foire dont il recevait le quart des recettes « pour ses pauvres ». Le même archevêque fit punir, quelque temps après, le curé de Saint-Jean de Latran pour avoir célébré une messe demandée par les Comédiens français pour le repos de l’âme de Crébillon ! En 1815, le curé de Saint-Roch causa un scandale public en refusant dans son église le corps de Mlle Raucourt, des Français ; mais il avait été, du vivant de l’artiste, le plus assidu des pique-assiettes de sa table !…

Par contre, le prestige de Talma était tel que, la veille de sa mort, en 1826, l’archevêque de Paris crut devoir se présenter deux fois à sa porte, sans qu’il l’eût fait appeler. Chaque fois il fut éconduit, Talma faisant répondre dignement qu’il ne voulait ni abjurer son art ni renier ses camarades. 20.000 Parisiens firent au tragédien des obsèques autrement émouvantes que celles que lui aurait faites l’Église. Mais tous les comédiens n’ont pas la dignité d’un Talma devant les grimaces ecclésiastiques. Aussi, l’opportunisme clérical sait-il exploiter leurs hésitations. Il existe aujourd’hui une Union catholique du Théâtre. Des prédicateurs expliquent à Mascarille, qui en reste pantois, et aux « Marcheuses » des Folies Bergères qui en pleurent sur la croix de leur mère, « la force d’ascension spirituelle » du théâtre, moyennement quoi les comédiens peuvent être munis des sacrements de l’Église pour s’en aller les pieds devant. « Je te passe le blanc gras et le « sex appeal », passe-moi les huiles saintes », dit l’Église encore plus farceuse que les farceurs de la scène.


Le théâtre dans l’antiquité. — Une étude complète du théâtre nécessiterait la recherche de ses origines chez tous les peuples car, chez tous, les divertissements dramatiques (danse, pantomime, chant, déclamation, etc.) ont été une des premières manifestations de la vie en société. Il y a 3.500 ans qu’il est chez les Chinois un des organismes de la vie sociale. Il y est essentiellement moral et national. La musique y tient une aussi grande place que la connaissance des lois civiles et religieuses. Chez les Indous, où le théâtre est presque aussi ancien, il participe de la religion et de la division des