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C’est le même esprit impérialiste féroce et aveugle, car il est incapable de voir et de réfléchir, qui a fait dire dans un monde de « vainqueurs » imbéciles conduit par des banqueroutiers : « l’Allemagne paiera ! », mais où ces « vainqueurs » ont payé et paieront encore plus eux-mêmes les turpitudes des malfaiteurs qui ont exploité leur sottise. Le bouleversement de l’Europe durant les invasions, le mélange des « barbares » et des « civilisés » dans les premiers temps de l’ère chrétienne, étouffèrent chez les peuples, sinon chez les individus, l’esprit impérialiste.

Pendant le moyen âge, on n’en vit la manifestation que chez les empereurs et dans leur entourage féodal dont la chevalerie ne trouvait à s’employer qu’à la guerre et au pillage. Un Charlemagne fut hanté par cet impérialisme quand il fonda le Saint Empire romain, devenu ensuite germanique, pour exercer au temps de Charles Quint une hégémonie universelle. Le soleil ne se couchait pas sur cet empire. Plus moderne mais plus néfaste fut l’impérialisme à partir du XVIIe siècle ; il emporta tous les rêves humanistes pour recommencer à infecter les peuples, après qu’un Louis XIV, le Roi-Soleil, le Jupiter chanté et peint par les flagorneurs du « Grand Siècle », eut donné l’exemple et répandu en Europe les effets d’une mégalomanie désordonnée. « L’orgueil national » commença à prendre chez les peuples, malgré les misères dont ils étaient accablés, les formes agressives, haineuses, d’une xénophobie étroite, boutiquière, bourgeoise, que les gouvernements s’appliqueraient à entretenir. La Révolution française, avec ses promesses de liberté et de fraternité universelles, ne parvint pas à enrayer cette mentalité. Au contraire. A la mégalomanie des rois elle substitua celle de la nation que Bonaparte sut si bien exploiter. Après avoir défendu la patrie au nom de la liberté, elle voulut conquérir celle des autres au nom de la même liberté. Elle sombra dans l’Empire qui lui enleva sa liberté et tua l’esprit révolutionnaire semé en Europe. La faillite démocratique générale de 1848 fut la conséquence des traités de 1815 ; elle ouvrit la porte à toutes les aventures de l’impérialisme contemporain : entreprises colonialistes, guerre de 1914, fascisme, hitlérisme, par lesquelles le banditisme capitaliste, arrivé à l’apogée de sa puissance et de son insanité, ne peut plus que se détruire lui-même dans la destruction de l’humanité.

A tous les parasites de haut rang, aristocrates, ecclésiastiques, bourgeois, qui vivaient de la misère du peuple, s’ajoutait la vermine des intendants royaux, des chats-fourrés, des percepteurs d’impôts, des gabelous, des routiers soldats affamés et pillards, de tous les hume-veines qui lui suçaient le sang et épuisaient la substance qui lui restait. Pressuré, volé, battu, il devait par surcroît être content, ce « au nom du roi ! ». Depuis l’établissement du pouvoir royal au XVe siècle, le peuple ne retrouva à aucune époque l’heureux temps du XII- siècle au XIV- siècle. Plus la royauté grandit en puissance et en possibilités de faire le bien public, plus le pays fut dépouillé, appauvri par son insatiable parasitisme, et plus le peuple redevint malheureux, réduit au désespoir au point de tomber dans les campagnes à l’état de ces « animaux farouches » dépeints par La Bruyère, et dont le spectacle décontenançait les étrangers, frappés par son contraste avec la magnificence de Versailles. A côté de la situation des paysans, celle des ouvriers n’était pas plus brillante. La grande industrie avait commencé à s’établir, grâce aux améliorations techniques du travail ; les premières machines furent employées, les premières manufactures s’ouvrirent, mais tout cela pour aggraver la condition ouvrière au lieu de la faire meilleure. Les premières manifestations patronales furent une déclaration de guerre à l’ouvrier, l’affirmation d’une volonté d’exploitation impitoyable qui ne se démentirait à aucun moment, mê-

me pendant la Révolution, et aboutirait à la situation actuelle. Dès le temps d’Henri IV, les principes de la « loi d’airain », qui vole à l’ouvrier la plus value de son travail, et ne lui paie qu’un salaire le mettant dans l’impossibilité d’échapper un jour à l’esclavage prolétarien, furent formulés cyniquement par le patronat, sanctionnés par le pouvoir royal comme ils le seraient par la Révolution Française elle-même, et par tous les régimes qui lui succéderaient, même et surtout l’actuel qui menace les prolétaires de les mobiliser pour le travail comme pour l’abattoir patriotique !…

Avec la monarchie absolue commença, pour le peuple, ce qu’un annaliste du XVIe siècle appela « le temps de pleurs et de douleurs ». Dès le milieu de ce siècle, l’Europe fut un immense charnier. « Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots, paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France au temps d’Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV ?… » (Michelet). La pompe calamiteuse de Louis XIV élèverait pour ces « résidus » un temple avec un dôme d’or, afin que le fétichisme patriotique des foules imbéciles pût s’exalter en vue des futures boucheries. Dès 1550, toutes les royautés étaient financièrement ruinées. En France, en Espagne, en Allemagne, les peuples étaient épuisés. Les dettes d’État augmentèrent sans cesse. Pendant deux cent cinquante ans, toute la politique économique des rois fut, non pas de faire le bien-être des peuples, mais uniquement de rechercher des expédients pour éviter la banqueroute royale en les pressurant. Avec Louis XV, la royauté s’écroula dans « l’égoïsme répugnant de la basse crapule » (E. Reclus). Les illusions du peuple dans le « roi bien-aimé », le « bon tyran », tombèrent rapidement. Entre autres images satiriques de l’époque, l’enseigne des Cinq Tout de Dulaure dépeignait ainsi la situation :

« Le roi : je mange tout ;
Le noble : je pille tout ;
Le soldat : je défends tout ;
Le prêtre : j’absous tout ;
L’homme en blouse : je paie tout ! »

Tout cela amena la Révolution de 1789.

Nous nous arrêterons ici dans notre étude des temps modernes. Les cent cinquante années qui se sont écoulées depuis la Révolution jusqu’à nos jours ont été abondamment étudiées, sous tous leurs aspects, dans cet ouvrage. Nous renvoyons, pour notre contribution personnelle, aux mots : Élite, Liberté individuelle, Mufflisme, Opportunisme, Ouvriérisme, Papauté, Peuple, Politique, Presse, Propriété, Révoltes, Servage, etc…

Nous concluons. Le moyen âge fut le temps où l’homme meurtri par des conditions d’existence trop primitives et réduit à l’impuissance, s’abandonna au désespoir et à la mort. Les temps modernes sont les temps où l’homme découvrant le monde et ses possibilités d’une existence meilleure, a retrouvé l’espérance et la volonté de la vie. Au moyen âge, l’homme mourait de faim parce qu’il n’y avait pas assez de pain, il était ignorant parce qu’il n’y avait pas assez de science, il était malheureux parce qu’il n’avait pas les moyens de faire son bonheur. Aujourd’hui, il meurt encore de faim bien qu’il y ait trop de pain, il demeure ignorant bien que tous les champs de la science lui soient ouverts, il reste malheureux bien que tous les moyens de bonheur s’offrent à lui. L’homme n’a su devenir qu’un conducteur de machines compliquées, une machine lui-même ; il a su s’éclairer à l’électricité mais toujours dans un taudis ; il a trouvé la pâture intellectuelle et morale qui lui manquait, mais dans le journal abrutisseur et au cinéma. Il a une vie aussi misérable, une âme aussi désemparée que son ancêtre, qui taillait sa hache de silex, dont la caverne s’éclairait d’une torche résineuse, qui n’avait d’autres concerts que ceux des