Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.2.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
TEM
2744

deur artistique, activité sociale, débordement de vie et d’enthousiasme : c’est de tout cela et de la tradition humaniste transmise par Dante et Pétrarque, de la renaissance arabe, de l’épanouissement gothique, que sortit la Renaissance occidentale révélatrice de l’individu, excitatrice de son effort personnel et de son sens critique, libératrice de son esprit et de sa conscience. Un Jean de Meung, au XIIIe siècle, ouvrait la voie à Rabelais, à La Boétie, à Montaigne, et ceux-ci, au XVIe siècle, l’ouvraient aux Encyclopédistes et à la Révolution de 1789. Jean de Flore sortant de l’église avec les fidèles pour achever sa messe sous les rayons du soleil, ramenait au culte de la libre nature l’homme écrasé sous les pierres et sous les dogmes. L’Église elle-même se ferait savante et artiste avec ses papes et ses évêques qui nieraient Dieu pour affirmer la Beauté. Comme l’a constaté H. Heine, le protestantisme s’est produit dans l’art comme dans la religion : « Léon X, ce somptueux Médicis, était un protestant aussi zélé que Luther ; de même qu’à Wittenberg on protestait en prose latine, à. Rome on protestait en pierre, en couleurs et en octaves rimées. Les images de Michel-Ange, les figures de nymphes de Giulio Romano, la joie de vivre qui règne dans les vers de l’Arioste, n’est-ce pas là une opposition protestante au vieux, sombre et morose catholicisme ? La polémique que soutinrent les peintres de l’Italie contre le sacerdotisme exerça peut-être plus d’influence que celle des théologiens saxons. »

Dans le domaine politique, l’action des communes eut parfois des conséquences considérables. Ainsi, l’opposition des cités libres allemandes à l’influence de Rome permit aux empereurs de rompre leur vassalité à l’égard du pape. Francfort devint, à partir de 1356, la ville électorale des empereurs qui n’allèrent plus se faire couronner à Rome. Ce fut le grand événement politique qui précéda la Réforme. D’autre part, en 1302, la bourgeoisie avait remporté sur la féodalité, à Courtrai, sa première victoire par les armes, en battant l’armée du roi Philippe le Bel. La leçon servit à ce dernier qui sut habilement associer la fortune de sa monarchie à celle de la bourgeoisie. L’esprit de liberté inspiré des communes fut si fort dans tous les Pays-Bas que malgré les luttes épuisantes qu’ils eurent à soutenir pendant plus de trois siècles contre les royautés espagnoles et françaises soudoyées par l’Inquisition, ces pays demeurèrent la citadelle imprenable de la liberté de conscience en Europe. Louis XIV lui-même dut s’avouer vaincu par la Hollande.

Des millions d’hommes furent émancipés de l’esclavage et du servage par la révolution économique, intellectuelle et morale apportée par le mouvement communal. Les communes étaient les lieux de refuge de tous ceux qui leur offraient leurs bras en échange de la liberté. Un dixième de la population rurale augmenta ainsi celle des villes. Palerme eut 500.000 habitants au XIIe siècle. Florence et Venise en eurent déjà plus de 100.000. Paris en avait 100.000 au XIIe siècle et 240.000 à la fin du XIIIe siècle. Dès 976, Venise fut une république libre. Milan fit quatre révolutions contre son archevêque de 987 à 1067. Une foule de cités s’émancipèrent du joug des hauts seigneurs. Marseille conquit en 1214 cette autonomie municipale qu’elle conserverait, sous l’administration de ses consuls, durant quatre siècles. Les riches cités du Languedoc excitèrent la convoitise des pillards féodaux et ecclésiastiques du Nord qui firent l’ignoble croisade des Albigeois. Pendant trois siècles, les communes, grandissant en puissance et en liberté, bouleversèrent l’étroite et mesquine économie féodale, préparant celle des temps modernes. Pendant ces trois siècles, avant que l’économie nouvelle eût imposé des servitudes et des abus aussi révoltants que ceux de l’ancienne, on vit le plus magnifique épanouis-

sement de travail, de pensée et d’art qu’eût jamais produit la libre initiative populaire.

Les famines avaient régné à l’état endémique sur toute l’Europe, durant le moyen âge. En France, de 970 à 1100, elles avaient sévi pendant soixante ans. Au XIIIe siècle, la proportion se trouva réduite à 10%. La situation matérielle de la campagne fut alors aussi favorable qu’elle le serait au milieu du XIXe siècle. Les villages et les bourgs se multiplièrent. Il y en eut plus qu’aujourd’hui. Ils diminuèrent en nombre quand le pouvoir royal fit du paysan un nouveau paria qui dut venir à la ville ou se faire soldat pour pouvoir vivre. Le paysan et l’ouvrier connurent alors une liberté et un bien-être que des millions d’entre eux ne possèdent pas aujourd’hui. Les salaires ouvriers étaient, proportionnellement au coût de la vie, bien supérieurs. Un maçon, un charpentier, gagnant alors 2 fr. à 2 fr. 60 par jour, vivait dans une aisance matérielle que même des salaires de 30 à 40 francs ne procurent pas de nos jours. On payait alors un mouton 6 francs, un poulet 6 sous, un douzaine d’œufs 12 centimes, un kilo de beurre 45 centimes, un hectolitre de vin 5 francs ! Il est vrai que l’on n’avait pas le cinéma !… Mais l’on avait, pendant le tiers de l’année qui était des jours de fêtes, les réjouissances populaires auxquelles toute la population prenait part, et notamment les spectacles des mystères qui duraient plusieurs jours consécutifs. Alors, les gens se lavaient. Il y avait de nombreux établissements de bains publics, appelés étuves, et les maisons privées avaient leurs cuves à baigner, ce que l’on ne vit plus à partir du temps d’Henri IV où les honnêtes gens, les gens riches et de cour, donnèrent l’exemple de la saleté de corps la plus puante. Au XIIIe siècle, le paysan, et aussi l’ouvrier, pouvaient mettre la « poule au pot ». On disait alors qu’il mourait plus de gens de trop manger et boire que des maux de la faim. Aussi l’activité et l’initiative ouvrière étaient-elles stimulées. C’est à elles, uniquement, à l’invention de simples artisans, que furent dues une foule de transformations techniques dont les bénéfices seraient accaparés par les privilégiés industriels aux dépens du prolétariat. Dans plusieurs villes, la démocratie ouvrière partageait le pouvoir avec les nobles et les bourgeois. Les cités étaient des foyers de culture scientifique et littéraire autant que de production industrielle. Chaque ville avait ses artistes qui donnaient à ses monuments, à ses œuvres d’art, un caractère original propre à la cité. Sa substance intellectuelle n’était pas pompée, comme aujourd’hui, par des capitales tentaculaires où se fabriquent dans des Académies une pensée, une science, un art interchangeables qu’elles répandent ensuite dans les provinces bêtifiées par une centralisation idiote et criminelle ayant pour but d’unifier les cerveaux comme les monnaies et les poids et mesures !… Un véritable esprit de solidarité sociale se manifestait dans le goût du travail, le besoin de s’instruire, de défense collective contre les dangers, notamment contre les maladies contagieuses par l’installation d’hôpitaux, de léproseries, de lazarets. On recherchait un plus grand bien-être pour tous dans une communauté d’effort et de sentiment qui faisait de la cité une grande famille. Cette situation fut générale. Elle s’étendit dans l’Europe Centrale et dans celle du Nord jusqu’en Russie. Le monde occidental connut ainsi, dans des étapes diversement distribuées, plusieurs siècles de vraie prospérité et de douceur de vivre.

Cela cessa à partir du XIVe siècle pour les pays les plus avancés comme l’Italie et la France, du XVI- siècle pour l’Espagne, quand elle eut chassé les Maures et les Juifs, du XVII- siècle pour l’Allemagne, avec la guerre de Trente Ans. En Italie, les villes n’ayant pas assez d’être attaquées par des envahisseurs étrangers, se firent aussi la guerre entre elles. Dès le commencement du XIIIe siècle, elles se divisèrent en Guelfes im-