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laquelle il ne peut être de véritable progrès humain. Ils ont décrété la Liberté, l’Égalité, la Fraternité ; ils n’en ont pas fait pénétrer la volonté dans les cerveaux et dans les cœurs.


Si le servage succéda à l’esclavage, si les serfs furent ensuite de plus en plus affranchis, si des chartes commencèrent à reconnaître le vilain « personne inviolable », et si l’Église voulut bien lui concéder une âme, ainsi qu’à la femme, c’est que la propriété foncière, base de l’économie féodale, fut de plus en plus menacée par la propriété mobilière et qu’il fut nécessaire, pour la soutenir, de retenir le vilain à la terre en lui faisant un sort meilleur ; ce ne fut nullement parce que l’Église et la royauté naissante furent plus humaines que les rudes barons féodaux. Elles opposèrent, elles aussi, une longue résistance, et elles ne cédèrent que parce que leur intérêt y fut directement engagé, la turbulence et le désordre féodaux devenant trop dangereux pour elles. De même la bourgeoisie, bien que sortant à peine du servage, ne favorisa l’émancipation du vilain que dans la mesure où elle l’aida à devenir une classe dominante, quand elle pourrait faire « sa » révolution.

C’est après l’an mil que les nécessités économiques devinrent irrésistibles au point de faire craquer l’armature féodale. Depuis toujours, l’homme attaché à la terre avait travaillé à sa conquête, à sa « colonisation » par le défrichement de la forêt de la lande, l’assèchement des marécages, la lutte contre les divagations fluviales, contre les animaux sauvages. Il l’avait poursuivie pendant des siècles, sourdement, péniblement, malgré l’opposition du maître, du seigneur. Elle porta ses fruits à partir du XIe siècle, dans le développement de l’agriculture et l’augmentation de la production naturelle. Les pâturages s’étendirent, les troupeaux se multiplièrent, l’élevage du gros bétail commença en grand. La charrue remplaça la houe et la bêche. On employa les engrais animaux. Les cultures se perfectionnèrent et de nouvelles furent adoptées. Les nécessités de l’industrie donnèrent plus d’importance aux cultures industrielles. L’Église et l’État furent les principaux bénéficiaires de ces améliorations dans leurs domaines de plus en plus considérables, mais elles favorisèrent aussi la propriété communale et la petite propriété privée qui se constitua en grignotant la propriété féodale. Les féodaux, poussés par des besoins d’argent, se mirent à émanciper leurs serfs contre finance, puis à vendre leurs terres qu’achetèrent le paysan libre et le bourgeois citadin. La propriété paysanne se forma et prospéra, donnant naissance à la bourgeoisie paysanne. Celle-ci devint puissante, surtout en Angleterre, faisant dire à Shakespeare : « l’orteil du paysan touche de si près le talon du gentilhomme qu’il l’écorche. » Mais, bien avant Shakespeare, le paysan avait participé énergiquement aux événements d’où sortit la Grande Charte de 1215 qui porta en germe la Révolution anglaise et fit de l’Angleterre le premier pays constitutionnel, la préservant de cette royauté despotique qui sévit en France et dans presque toute l’Europe.

En France, il se forma des communautés paysannes dans le Nord, les Alpes, les Pyrénées. Dans plusieurs pays, ces communautés furent assez fortes pour prendre le pouvoir et le conserver durant de longues périodes. Partout elles entretinrent une agitation révolutionnaire qui aboutirait, un jour ou l’autre, à la libération paysanne. La Confédération Helvétique naquit du groupement de trois communautés paysannes. Les transformations de la propriété et du travail ruraux eurent ainsi, à côté de l’œuvre des communes urbaines, une grande part dans l’amélioration des conditions humaines et la prospérité qui en résulta du XII- siècle au XIVe siècle ; jusqu’à la Guerre de Cent ans.

Les communes urbaines, où se concentrèrent les initiatives et les forces populaires pour créer la plus intense et la plus remarquable vie collective, ont été le creuset où a été fondu le monde moderne. Elles donnèrent naissance à la bourgeoisie, elles grandirent et prospérèrent avec elle tant qu’elle demeura unie aux éléments populaires dans une communauté d’intérêts et de défense à laquelle tous apportaient leur effort. Les communes, expression essentielle de la vie collective, populaire et libre, déclinèrent et succombèrent quand la bourgeoisie se forma en caste privilégiée, quand l’esprit individualiste croupissant dans l’impuissance de l’aboulie médiévale et du parasitisme féodal, se communiqua à elle. Dans l’ivresse malsaine de son élévation sociale, elle s’y adapta pour sa dégradation morale. Digne et grande tant qu’elle fut peuple, elle fut ridicule et malfaisante quand elle voulut être gentilhomme. Devenue parasitaire et oppressive, elle détruisit elle-même l’œuvre que, productrice et libérale, elle avait édifiée.

Le commerce, plus que l’industrie, fit la prospérité des communes. Relations, même intérieures, et progrès industriel avaient été arrêtés pour plusieurs siècles par les invasions et le régime féodal. Les besoins du domaine seigneurial s’étaient limités aux ressources qu’il tirait de lui-même. L’extension de la vie hors de ce domaine créa des besoins nouveaux ; les échanges agricoles et industriels s’établirent. Les trafiquants, les marchands reparurent et, avec eux, revint la nécessité de l’argent qu’avaient supprimée les échanges en nature. L’époque carolingienne avait vu le rétablissement des relations commerciales avec l’Orient. Des marchands étrangers apportaient dans les foires et les lieux de pèlerinages des étoffes riches et des objets de luxe. La monnaie fut de plus en plus nécessaire pour les acheter. Le monde féodal avait commencé par la mépriser. Pour lui, le marchand était un voleur et la richesse mobilière était le produit de la rapine. Il oubliait l’origine de sa fortune terrienne. Lorsqu’il s’aperçut qu’il ne pourrait plus se passer de l’argent pour continuer à vivre en parasite social, il devint le plus avide et le plus cynique des voleurs et des usuriers. Il avait accablé les juifs, commerçants en métaux précieux et prêteurs d’argent ; il continua à les accabler hypocritement en devenant plus voleur et plus usurier qu’eux. De l’aveu de Gerson lui-même, les revenus de beaucoup d’églises furent les produits de l’usure.

La rareté de l’argent fit naître l’industrie financière et l’organisation du crédit. Les commerçants formèrent une classe de plus en plus forte appuyée sur les banquiers. Les besoins du commerce obligèrent l’industrie à sortir de l’atelier féodal, à améliorer sa technique, à produire davantage. De tout cela, les communes se fortifièrent. L’atelier seigneurial fut transporté dans les villes y attirant la main-d’œuvre rurale. L’artisanat s’organisa dans l’atelier familial. Bientôt, la multiplication des ateliers pour des métiers de plus en plus variés et distincts amènerait la création des corporations. Le grand commerce prit une vaste extension. Certaines communes, en Italie particulièrement furent des républiques de marchands. Dès le XIIIe siècle, des sociétés commerciales, nationales et internationales, se formèrent. Les chrétiens prirent place à côté des juifs dans ces grandes entreprises. Le numéraire étant toujours insuffisant, malgré l’exploitation intensive des gisements de métaux et l’augmentation des espèces métalliques, ils admirent alors la rémunération des capitaux, base de la future hégémonie capitaliste. On fit une législation qui la légitima, protégeant les prêts à intérêts. Ceux-ci varièrent à des taux de 4 à 175 %, suivant les besoins du commerce et des particuliers. Les contrats et toutes les formes d’association financière et de crédit se pratiquèrent. L’industrie bancaire acquit ainsi ses lettres de noblesse. C’est qu’on n’était