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Tartufe (ou l’Imposteur) est le titre et le nom du principal personnage d’une des plus vigoureuses et des plus pénétrantes — et la plus sociale et, sans doute, la plus durable — des comédies de Molière. La pièce date de 1667. Dans ce milieu de bourgeois vaniteux, à la fois crédules et infatués de beau langage, et si portés à contrefaire les manières de l’aristocratie, Molière a mis à la scène le faux dévot, l’intrigant enveloppé d’astucieuse componction qui, sous le manteau d’une exigeante et rigoureuse religion, abrite d’entreprenantes gredineries. Au théâtre et à l’époque, il pouvait difficilement — et Michelet le regrette — mettre en action sa prodigieuse ascension : « le manège préparatoire, les longs circuits par lesquels il arrive, la patience dans la ruse, la lente fascination. » Mais, avec un art consommé, en deux actes qui sont un chef-d’œuvre d’exposition, Molière, avant que ne paraisse son héros, dévoile ses tortueuses approches et l’étendue de son empire. Au troisième acte, lorsque Tartufe se présente, il est au faîte de son prestige et possède, sur Orgon et une partie de son entourage, cette influence qui met la famille à la merci de ses convoitises et déjà lui livre Marianne et bientôt les biens de son admirateur. Hors des atteintes de Tartufe, par delà la réserve d’Elmire, il ne reste, là encore, dernier carré de la mesure et du bon sens, que le frère et la servante, la sagesse lucide de Cléanthe et le rire cinglant de Dorine. En ce cadre aux situations familières où le comique poursuit l’intrigue, et ne laisse rien fuir des vérités éternelles, le génie de Molière a situé, en traits alertes et cruels, les vivantes péripéties d’une satire impérissable. Sans doute, il s’attaque en propre au parangon de fausse humilité ( « Laurent, serrez ma haire avec discipline ! » ), au contrefacteur de vertu ( « Cachez… cachez ce sein que je ne saurais voir ! » ), mais le caractère et les agissements du fourbe qu’est Tartufe dépassent ici le terrain de la dévotion sur lequel son siège s’organise, et l’imposteur est demeuré le type de l’hypocrite de tous les temps et de toutes les situations, comme de toutes les classes sociales.

De toutes ces gens — médecins, cocus, marquis, précieuses… — dont Poquelin a joué si audacieusement le ridicule, les travers et les vices, il n’en est pas qui aient eu, de son temps, de réactions aussi violentes que ceux dont Tartufe est à jamais le symbole. Puissants à un point que Molière n’avait soupçonné, et perfides ainsi qu’il les avait — en un seul — fidèlement montrés, ils ne manquèrent point d’appeler contre lui l’arme même de leur nature et prétendirent que c’était la piété, non leurs mômeries, qu’avait raillée l’insolent. Dans sa préface, Molière se plaint amèrement de leurs cabales et de la « fureur épouvantable » que toute la cagoterie déchaînée met à pourchasser une œuvre « pleine d’abomination » et dont il n’est quelque ligne « qui ne mérite le feu »… Ces campagnes eurent pour effet d’en faire suspendre la représentation, et l’auteur adressa au roi deux placets pour sa défense. Avec adresse, il y plaide l’exactitude des manœuvres rapportées, des caractères mis en relief, la vraisemblance du sujet. Il appuie sur « les desseins moralisateurs » qu’il avait cru réaliser en écrivant « une comédie qui décriât les hypocrites et mit en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique ». A la fin, sa bonne foi et sa persévérance eurent raison pourtant des philistins acharnés à la perte de Tartufe et, en 1669, la pièce revit la rampe… et le succès !

Des critiques timorés — tel La Bruyère — ont cru découvrir de l’outrance dans Tartufe et cependant rien n’y est forcé. Mais, ainsi mise en lumière, tant de noirceur déconcerte et paraît excessive. D’autres, comme Bourdaloue, ont redouté que la démarcation entre la vraie et la fausse dévotion ne fût insuffisante et que la

religion ne pâtit de ces révélations publiques. Chamfort répond à ces appréhensions qui, voyant en Tartufe une sorte d’apogée où l’auteur « rassemble ses forces » loue, en outre, « la manière dont il sépare l’hypocrisie de la vraie piété ».

Sainte-Beuve estime que Molière, en fouaillant l’hypocrisie, a donné de l’air à la liberté et il voit une confirmation de son jugement dans la vogue qui, de 1794 à 1800, porta au triomphe, avec la verve libre de Beaumarchais, le rire salubre de Molière. Quant à Napoléon, sans doute sentait-il passer dans le Tartufe un souffle inquiétant de purification ; car, tout en reconnaissant la maîtrise de l’ouvrage, il y voyait aussi la dévotion malmenée et accusait d’indécence une scène capitale et déclarait que « si la pièce eût été faite de son temps, il n’en eût pas permis la représentation ». Et le Roi-Soleil, à son aurore, apparaissait ainsi, rapproché du Corse soupçonneux, comme un champion du libéralisme !…


La religion est le domaine premier de Tartufe. Dans cette Église — syndicat d » exploitation du sentiment religieux — le monstre au masque séculaire a trouvé son champ de prédilection. Et s’y épanouit son esprit, s’y développent ses objectifs. Qu’il s’agisse de la solidarité avec les humbles, du mépris des richesses (hier encore les catholiques possédaient la moitié de l’Espagne !), du pardon des injures et de la charité, de la tolérance ou de la simplicité dans les mœurs, de l’humilité et du renoncement (l’Église est âprement tendue vers la puissance et ses chefs orgueilleux n’ont cessé de poursuivre la maîtrise du monde), des injustices sociales (qu’elle homologue !), de l’amour entre les hommes et de la paix entre les peuples (une haine souriante, onctueuse et tenace l’habite et elle fait s’entr’égorger, au nom des patries, ses adeptes fratricides), c’est du haut en bas de la hiérarchie ecclésiastique et jusqu’au fondement même de l’institution, la contradiction entre les prêches et l’action, la transgression des lignes proclamées, la souveraine hypocrisie. Et l’épithète et le jugement ne vont pas seulement — pour leur souple duplicité — aux porteurs de houlette, ils s’appliquent au troupeau des fidèles qui prodiguent les grimaces de la foi et en répudient l’inspiration, qui se réclament d’une tradition impérieuse du Christ et piétinent ses enseignements avec sérénité. A part ceux qui, dans l’inconscience d’une piété grossière, s’imaginent encore accorder leur sincérité sommaire avec les règles menteuses de l’Église, il n’est pas de vrais croyants qui puissent trouver place dans le cadre des organismes religieux où s’épanouissent toutes les passions, les appétits et les cruautés qui déshonorent l’humanité. (Voir Église, jésuites, papes, religion, etc).

Dans l’ordre de Tartufe, nous avons — à tout seigneur, tout honneur ! — assigné aux travestis du temple le rang qui leur convient. Mais la tartuferie mondiale ne se limite pas aux Eglises. Dans une société où presque personne ne se montre avec son vrai visage, elle altère pour ainsi dire tous les rapports humains. Plus méprisable chez les maîtres, dont elle secourt les ambitions et la rapacité, la hantise du règne et l’hypertrophie de la puissance, elle corrompt jusqu’à cette droiture foncière si longtemps réfugiée dans l’âme encore saine du peuple. Certes, tartuferie du capitalisme, de la loi, du travail, du philanthrope fabricant de produits toxiques, des marchands de canons pacifistes, des politiciens pots-de-viniers, de la presse « éducatrice et véridique », de la justice égale pour tous, des formules creuses de la démagogie, des gouvernements patriotes, des moralistes rongés de stupre et de luxure !… Mais tartuferie aussi de l’ouvrier qui n’est anti-patronal que par jalousie de position, qui trahit, pour monter, la cause de ses compagnons de chaîne, qui sert sans scrupule les institutions qui l’écrasent et sourit à ceux qui le pillent et {{tiret|l’assassi|nent}