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TABAC n. m. (De l’influence de sa culture sur la mentalite du paysan francais). — Si l’action du tabac sur l’organisme humain est néfaste, on peut dire qu’en général la culture même de ce tabac produit des effets déplorables sur la mentalité du paysan français. Et cela vient du fait que cette culture est placée sous la surveillance et le contrôle permanent de l’État. Alors que pour le blé, la vigne, la pomme de terre, tout est laissé à la libre initiative du cultivateur (quoique l’État tende de plus en plus à s’immiscer dans l’économie pour la « diriger » : plantation limitée de la vigne, fixation d’un prix minimum du blé, etc…), le tabac est toujours propriété de l’État. Le cultivateur devient une sorte de domestique, une espèce de sous-fonctionnaire dont l’État utilise la compétence technique pour s’assurer la totalité de la production.

Nul ne peut planter du tabac, en France, sans y être autorisé, et l’autorisation n’est accordée, dans les régions où la culture est permise, que pour une certaine quantité de pieds ; quantité que l’administration n’augmentera chaque année qu’à la suite de sollicitations régulières, et si le planteur a donné toute satisfaction quant aux récoltes passées. La plantation peut être retirée par suite de malfaçons, d’inobservation du règlement, de procès-verbaux renouvelés. La culture du tabac, sans être trop pénible, nécessite une surveillance presque constante. Ceci est dû, en premier lieu, à la délicatesse de la plante, originaire des contrées chaudes d’Amérique, mais aussi à la réglementation en vigueur qui fait que les employés de culture suivent la plante dans toutes ses phases de développement. Le grand souci de l’administration est d’éviter la fraude et la contrebande. Source énorme de revenus pour l’État, il ne faut pas que la moindre feuille s’égare, surtout en des mains impures. Il faut dire que cette contrebande n’existe pas ; un contrôle jaloux s’exerçant avec vigilance. La liberté du planteur ne se manifeste qu’entre certaines limites d’époque et de temps. La graine nécessaire aux semis est fournie par l’administration, car il est interdit à chaque planteur de prélever la future semence sur sa propre production ; ceci contre toute logique. (Il est évident que sur des pieds adaptés au terrain on pourrait sélectionner des graines vigoureuses. On a reproché également à ce procédé d’avoir introduit dans les régions où elle n’existait pas cette redoutable maladie microbienne surnommée le feu rouge). Dès que les prélèvements de plants sont effectués dans les semis, ceux-ci doivent être détruits. Le tabac transplanté est alors écimé, épampré, les bourgeons de regain enlevés et le nombre de pieds comptés. De plus, il est « réglé » à un certain nombre de feuilles par pied (de 6 à 14). L’employé de culture passe alors et fait le total. C’est ce nombre de feuilles (avec une marge infime de déchet) qui devra être livré à l’entrepôt. Si, d’ici la récolte, un accident survient (grêle, pieds détruits pour une raison quelconque), une déclaration doit être faite à temps, afin qu’on défalque régulièrement le manquant. A tout cela, le cultivateur français se plie de bonne grâce. Lui, qui prendrait pour une vexation intolérable le fait d’être soumis à un contrôle quelconque dans tout autre travail ; lui qu’on pourrait soupçonner d’individualisme intransigeant, devient, dans ce domaine, d’une docilité qui confine presque à la servi-

lité. Il se soumet avec le sourire. Il n’a constitué, comme organismes de défense, que des syndicats de planteurs, groupements aptes tout au plus à collaborer avec l’administration et à déterminer la façon par laquelle seront réparties, en fin de récolte, les diverses primes qu’on octroie aux planteurs pour mieux les diviser. L’État est pourtant parcimonieux dans le paiement de la récolte et dans l’attribution des primes. Lorsque le tabac est livré, au jour fixé par l’administration, les feuilles sont classées par catégories et, selon leur qualité, payées en conséquence. Si ces feuilles sont tant soit peu trouées par la gelée, elles sont dépréciées sans pitié. (Il semblerait pourtant que si elles ne peuvent pas servir à la confection des cigares comme celles qui sont sans défaut, elles ne devraient pas se différencier beaucoup des autres qui sont destinées à être déchiquetées pour fournir le tabac à fumer). Mais le cultivateur accepte tout cela, puisque l’État le veut ainsi, et puisque c’est l’État qui paie ! Car voici l’unique raison qui fait du planteur un nouveau serf tout dévoué à son seigneur l’État ; l’État paie ! Lorsque le paysan, après une année de dur labeur, après avoir fourni des journées d’interminable effort, après avoir tremblé au passage des calamités naturelles qui menacent d’emporter en quelques instants tout le fruit de son travail, après avoir engrangé son blé, mis son vin au cellier, croit enfin toucher quelque argent pour payer ses dettes ou améliorer son état — parfois pour souscrire aux emprunts patriotiques ! — il constate l’effondrement déconcertant des cours, c’est sa richesse sous-estimée qu’il est obligé de lâcher à bas prix, ou de garder improductive et sujette à se déprécier. Personne n’en veut. Les cours remonteront par la suite, mais le tour sera joué lorsqu’il aura été dépouillé. Il en va tout autrement avec le tabac. D’abord, l’État acheteur, c’est le débouché assuré. Au jour fixé, la récolte est prise et payée. Qu’importe si le prix du pied, en moyenne, n’atteint environ que dix sous ! Mais 40 ou 50 mille pieds, ce que cultive une famille moyenne), c’est de 20 à 25.000 francs. Et avec ces 25.000 francs qui tombent comme ça, d’un coup, on peut boucher pas mal de trous ! Sans doute, tout n’est pas bénéfice ; il faudra déduire l’argent des engrais et des frais divers et, pour le métayer, partager avec le patron ; mais cette liasse de billets bleus qui viennent à la fois, ne paie-t-elle pas toute la peine passée, en même temps que cette soumission continue imposée par l’État-patron ? Au fond, qu’importe au paysan de donner tous ses soins, tout son temps, tout l’amour dont il est capable pour la terre qu’il féconde, à une plante qui est un poison pour l’homme, pourvu qu’on le paie ! L’essentiel est que ça rapporte. La meilleure terre, les engrais les plus efficaces et les plus coûteux seront, demain, pour le pavot ou pour le haschisch, si le pavot et le haschisch paient sa peine largement. Et c’est d’aller au fond de toutes choses, en cette question comme en tant d’autres, et c’est de trouver dans ce fond, d’un côté l’immonde désir d’amasser coûte que coûte et d’obéir parce que le maître le veut ; d’un autre côté le besoin de dominer en abrutissant les ilotes, que naît notre immense ambition d’un monde renouvelé d’où seront rejetées les fausses valeurs qui font de l’humanité présente une inconcevable monstruosité. — Ch. Boussinot.