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un oubli définitif et complet. Préoccupés surtout de rajeunir des préjugés anciens ou de produire des concepts inédits, beaucoup oublient qu’en matière de connaissance spéculative le plus constant de leurs soucis doit être d’aboutir à la vérité. Jeune ou vieille, il n’importe, cette dernière reste l’unique préoccupation du chercheur impartial et consciencieux. Si l’histoire de la philosophie nous offre un spectacle particulièrement lamentable, si elle apparaît comme un champ clos où gisent les cadavres des multiples systèmes imaginés, au cours des siècles, par des esprits ingénieux, c’est que le désir d’une renommée bruyante l’emporta chez plusieurs sur l’amour de la vérité, c’est aussi que beaucoup furent incapables de dépasser le stade des constructions individuelles pour atteindre à l’objective réalité. Aussi ne soyons pas surpris de tout ce qu’on a dit contre l’esprit de système. Ces critiques sont loin de tomber à faux dans la majorité des cas. Mais il serait dangereux de réduire la connaissance humaine à une collection de faits dépourvue d’ordre et d’unité.

La science positive nous apprend dans quelle mesure l’idée et le fait doivent collaborer, lorsqu’on veut aboutir à un savoir objectif, valable pour toutes les personnes et pour tous les temps. On s’égare loin du réel, lorsqu’on accorde une valeur absolue à des concepts a priori et qu’on néglige l’expérience, pour s’en tenir aux conclusions d’une logique abstraite et formaliste. Mais les faits ne valent que par l’idée qui en dérive, par la loi qu’ils permettent de formuler. « Quand un fait prouve, écrit Claude Bernard, ce n’est pas le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le rapport rationnel qu’il établit entre le phénomène et sa cause. » Sans l’hypothèse féconde, qui jaillit dans l’esprit, on se borne à entasser des observations stériles. Et non seulement le chercheur doit anticiper sur l’expérience, risquer une explication provisoire, une hypothèse particulière, quand il veut découvrir la loi de faits déterminés, mais il est encore utile qu’il systématise de larges catégories de faits et de lois dans des hypothèses générales ou grandes théories.

Ces grandes théories ont l’avantage de condenser d’innombrables observations dans quelques propositions générales. Elles coordonnent des phénomènes que l’on supposait épars et sans lien ; elles rattachent à une même formule des lois que l’on croyait disparates ou isolées. Les sciences expérimentales et inductives leur doivent de s’organiser en une synthèse déductive, lorsqu’elles atteignent un stade suffisamment élevé. Dépassant les recherches descriptives ou classificatrices, les théories satisfont ce besoin de comprendre et d’expliquer que Meyerson considère, avec raison, comme fondamental dans la science. De plus, elles constituent un précieux instrument de découverte, grâce aux hypothèses qu’elles suggèrent ou aux analogies qu’elles dévoilent. « Quand une hypothèse est vraie, constatait déjà Fresnel, elle doit conduire à la découverte des rapports numériques qui lient entre eux les faits les plus éloignés ; lorsqu’elle est fausse, elle peut représenter à la rigueur les phénomènes pour lesquels elle a été imaginée, mais elle ne saurait dévoiler les grands secrets qui unissent ces phénomènes à ceux d’une autre classe. » Ajoutons que le savant rejette comme vaine et dangereuse toute théorie qui ne s’accommode d’aucune véri-

fication expérimentale ou qui est contredite par les faits.

Avec des variantes, imposées par la nature des phénomènes étudiés, les remarques concernant les grandes hypothèses scientifiques s’appliquent aux larges synthèses, tentées dans l’ordre philosophique, social, moral, économique. Si attrayant qu’il paraisse, un système doit être écarté lorsqu’il n’a pas l’expérience pour point d’appui. Et le degré d’intelligibilité d’une explication, comme aussi la fécondité de ses conséquences, permettent de distinguer la théorie utile de celle qui n’est qu’une creuse fantaisie de l’imagination. Ainsi se trouvent condamnées les délirantes suppositions admises en théologie ou en métaphysique, les systèmes à la Bergson ou à la saint Thomas, simples jeux d’esprit dépourvus de toute valeur objective. Fallacieuse logomachie des amateurs d’au-delà, spéculations sur dieu, l’âme et les autres entités chimériques sont à écarter inflexiblement ; elles ont leur place près des contes de nourrice et des récits imaginaires. On s’étonnera un jour que les hommes aient pu prendre au sérieux les sornettes que l’on étudie, dans les écoles, sous le nom de systèmes métaphysiques. Seules ont droit de cité les théories suggérées par les faits et capables d’être, au moins dans l’avenir, expérimentalement vérifiées. Désirables dans le domaine de la création artistique, les fantaisies individuelles sont dangereuses en matière de connaissance spéculative.

Même contenue dans les limites fixées par la raison, une théorie n’obtient jamais qu’une valeur relative. Des systèmes jugés longtemps solides se révèlent caducs et fragiles, lorsque des découvertes nouvelles permettent de pénétrer plus profondément dans l’intimité des phénomènes. D’autres, au contraire, qui seront très féconds par la suite, semblent d’abord contradictoires et impossibles. « Une conception fantastique, un écart, une folie de plus », disait E. Geoffroy Saint-Hilaire du système de Lamarck : Pour avoir bouleversé la théorie linnéenne des espèces végétales, Jordan fut considéré comme un fou tranquille. Et l’on n’a pas oublié avec quelle ardeur l’hypothèse du mouvement de la terre fut combattue par les contemporains de Copernic et de Galilée. C’est à l’observation qu’il faut demander, en dernier ressort, de confirmer ou d’infirmer un système, quel qu’il soit. Celui qui ne peut supporter l’épreuve de la vérification doit être abandonné.

Quant au scandale qui, au dire de certains, résulterait du caractère éphémère et transitoire des théories scientifiques, il ne trouble guère les esprits capables de réfléchir. Des systèmes disparus quelque chose subsiste en effet ; chacun d’eux ajoute à l’acquis du savoir définitif. Souvent même ils ne se détruisent pas mais se complètent seulement et s’unissent dans des synthèses plus vastes. Loin d’être un signe de faiblesse, la mobilité devient pour la science une preuve de fécondité ; plus nos connaissances progressent, plus les théories se transforment rapidement. Et ce ne sont pas uniquement des rapports, comme le croyait Henri Poincaré, que la science nous permet de connaître, c’est la réalité qu’elle découvre, la nature intime des choses qu’elle fait entrevoir. Pareillement, dans d’autres domaines, l’enrichissement progressif dont bénéficie la pensée ne doit pas se confondre avec une destruction pure et simple des systèmes précédents. — L. Barbedette.