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votre venin sur le bord de votre verre, sur la cuiller ou la fourchette dont vous vous servez, sur le bout de votre doigt que vous humectez de votre salive. Et dame, à moins que vous n’y preniez garde constamment (il faut de la patience, car la plaque muqueuse dure des mois et se reproduit sur place), il y a bien quelque mauvaise chance pour que votre femme, votre bébé, votre maîtresse reçoive de vous, sans s’en douter, un triste cadeau ! Que de misères, que de drames sont contenus dans cette petite plaquette légèrement blanche que j’aperçois sur vos lèvres, au bout de votre langue, sur les parois de votre bouche, dans le fond de votre gorge. Gardez-vous de prêter votre pipe à un copain, si vous êtes assez imprudent pour fumer. Car le résultat ne saurait manquer.


Maintenant, un temps de repos apparent. Encore une duperie, Encore une hypocrisie. La période secondaire est terminée, il n’y paraît plus, à moins que vous n’ayez laissé tout ou partie de vos cheveux, par plaques, sur le champ de bataille.

Le mal semble disparaître, il ne fait que couver et préparer la plus redoutable des offensives, celle qu’on appellera la période tertiaire. Le tréponème a fait le plongeon. De la surface du corps, il va gagner les profondeurs ; ce sont les organes essentiels de la vie qui vont payer leur tribut. Votre contagiosité va diminuer, mais vos chances d’infirmités ou de mort vont augmenter.

À cette période, nous allons faire une ample moisson de maladies sur lesquelles on met les noms les plus variés sans qu’on se doute encore de leur origine syphilitique. Dernière hypocrisie. La science médicale a dû attendre longtemps avant de reconnaître la nature syphilitique d’une foule de maladies, telles que l’ataxie, la paralysie générale, l’idiotie, l’épilepsie, etc…, etc…

La statistique du professeur Fournier va porter sur 5.749 cas et il va noter 1.451 lésions de la peau (je ne citerai que les gros chiffres) ; les lésions tertiaires des organes génitaux, 271 cas, celles de la langue, 272 ; les lésions des os, 519 ; celles du palais et du nez, 229 ; celles des testicules 245 ; la syphilis du cerveau, 758 cas ; celle de la moelle (tabès, ataxie locomotrice), 766 ; paralysie générale, 83 ; paralysie des yeux, 110.

Remarquez dans quelle proportion énorme le système nerveux, le cerveau, cet organe noble dont nous sommes si fiers, paie son tribut à la syphilis : infirmités, déchéance intellectuelle, folie, paralysies, infirmités incurables, etc…

Le professeur Fournier a pu suivre 354 cas de syphilis cérébrale. Voici quel en fut le sort : 79 ont guéri ; 66 sont morts : 209 ont survécu mais avec des infirmités équivalant à une mort partielle (surdité, cécité, impuissance, crises épileptiques, incontinence d’urine, etc.). C’est payer bien cher une fantaisie de rencontre.

Nous ne sommes pas au bout de l’infernal calvaire. Le syphilisé a tort de se croire guéri ; sa confiance est engourdie et empoisonnée. Le microbe toujours aux aguets n’attend qu’une de nos faiblesses pour se rappeler à notre souvenir.

Un jour, je reçus dans mon hôpital un pauvre médecin, dont l’histoire lamentable se reproduit chaque jour. Etudiant, il avait contracté la vérole (on devrait montrer à la foire les étudiants en médecine assez sots pour se laisser contaminer !) Trois ans de suite il s’était soigné consciencieusement. Devenu médecin et sur le point de s’installer, il songea au mariage, vint trouver le professeur Fournier pour avoir son conseil. Tout se présentait dans un ordre parfait. Le professeur donna l’autorisation du mariage. Et, ce qui prouve qu’il n’avait pas tout à fait tort, c’est que deux beaux enfants, parfaitement sains, naquirent de cette union. Comment ne pas se croire guéri ?

Or, voici que, le temps des 28 jours arrivé, notre hom-

me s’en acquitte. Mais cette période est aussi période de bombance. On reprend un peu sa vie de garçon, Pour servir la Patrie, ne faut-il pas soutenir son principal serviteur, le Bistro ? Et notre homme n’y manqua pas. En 28 jours on absorbe d’innombrables bouteilles de vin, des apéritifs ; on se fatigue, on gaspille ses forces.

Ce fut le cas du pauvre médecin. Mal lui en prit, car, de retour au bercail, ne soupçonnant point que le microbe, ami de l’alcool, avait, pu se réveiller, il offre à sa femme un troisième enfant, son cadeau de retour qui, neuf mois après, vint au monde idiot, hydrocéphale, marqué au coin de la syphilis héréditaire. Et pendant ce temps le pauvre père, saisi à son tour de syphilis tertiaire ranimée, venait mourir dans mon service de paralysie générale. Je n’ai jamais vu effondrement plus poignant que celui de la sympathique veuve.


La vérole, installée au foyer, mettant sa griffe sur la future famille, telle est bien la plus affreuse rançon d’un mal contre lequel la société pudibonde n’a ni voulu ni su nous armer ! On finit par avoir quelque rancœur contre la vertu de convention, quand on voit de tels désastres.

On a bien le droit de porter des regards de compassion vers celle qui, la plupart du temps, est la dolente victime de notre mal de jeunesse. La pauvre femme, amie ou épouse, paie bien cher la faute commise par notre mère Ève en mangeant le fruit défendu, ce que l’Église lui reprochera de toute éternité, si les hommes de raison ne viennent pas à son secours. Ce n’est pas seulement une question de justice et de réparation, c’est une question de sentiment et de sécurité pour tous. Car la femme, innocemment porteuse de germe, deviendra la transmetteuse d’un mal qui tuera ses enfants aussi innocents qu’elle-même et ruinera la paix du foyer, la tendresse et l’affection légitimes, qui sont la garantie du bonheur domestique. Il n’y pense guère, l’Homme, dont « il faut que jeunesse se passe ». Il n’y pense guère quand, dans la rue, il s’accointe à quelque pauvre femme que la misère aura acculée à toutes les hontes. Il ne pense point que cette esclave moderne n’existe qu’à cause de ses besoins physiques, auxquels il se croira tenu de satisfaire à tous les coins de rue, sans penser que la Femme pourrait tenir le même langage que lui et lui crier : « Moi aussi, j’ai une jeunesse avec des besoins, et toi, Homme, tu réclames de moi la chasteté. Je ne serai pas bonne pour l’égout, si tu découvres, le jour de nos noces, que j’ai déjà aimé et donné mon corps, alors que je n’aurai pas fait autre chose que ce que tu as fait toi-même. »

Ah ! si le microbe de la syphilis pouvait rendre l’homme sage et plus juste, parce que plus prudent, je sais pas mal d’innocentes victimes qui pardonneraient encore, pour prix du bonheur récupéré, à tous les vilains microbes du passé !

Que l’on ne voie point dans ces propos rapides quelque fantaisie de moraliste sévère ! C’est un vrai ami du peuple qui parle et qui écrit. Car la question capitale en l’espèce est que, suivant la déclaration célèbre de Fournier, « la femme mariée est souvent contaminée dans le mariage. » Fournier en a trouvé 20% des femmes syphilitiques qu’il a traitées. Vingt femmes syphilisées par leur mari ! Quelle moyenne inattendue ! Le terrible mal ne sera donc point l’apanage des coureurs, des viveurs, des libertins, des filles dites de joie. Faire du mal sans le vouloir, sans le savoir, tel est le lot réservé à nombre de braves camarades qui paieront bien cher une erreur de jeunesse.

Le divorce, suite de syphilis communiquée, n’est pas rare de nos jours, sans compter toutes les dislocations de ménages qui se passent hors la loi. Il faut savoir que, sur 5.767 accidents tertiaires, Fournier en a trouvé 2.814 qui n’ont fait leur apparition qu’à dater de la 10e année. De sorte que, suivant l’expression pittores-