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travers, est le dernier aspect de ces loufoqueries devenues académiques au pays du fascisme.

Le symbolisme produisit, avec René Ghil, la « poésie scientifique » basée sur des synesthésies de couleurs et de musique. Il fut grandiloquent avec deux provençaux, le marseillais Paul Roux, qui prit le nom de Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, et répandit des métaphores plus pétaradantes que précises, et le lançonnais Emmanuel Signoret qu’une exubérante admiration de son propre génie consola de son impécuniosité. Enfin, le comte de Montesquiou-Fezensac fut le prototype du Des Esseintes d’A Rebours de Huysmans. Ce gentilhomme, quelque peu « piqué », promena, dans les salons aristocratiques, le « décadentisme pervers », ce qui, malgré le ridicule, fut plus honorable pour lui que s’il avait traîné sa noblesse, comme tant de ses congénères à particules, dans les conseils d’administration des sociétés Oustric et Stavisky.

L’occultisme, les sciences magiques devaient inévitablement avoir leur place dans le Symbolisme. Ils eurent leur représentant le plus tapageur dans Péladan, le Sâr de la Rose-Croix. D’autres furent plus réservés, tels Stanislas de Guaita, dont l’influence fut plus profonde, A. Jounet, E. Schuré, J. Bois et V. E. Michelet. Dans Là-Bas, Huysmans a écrit le roman de l’occultisme de ce temps. Un mystique plus humble fut Germain Nouveau qui se fit mendiant pour imiter saint Labre. Péladan, artiste véritablement supérieur malgré ses excentricités, et l’un des prosateurs les plus remarquables de la période symboliste, avait conçu une mystique de l’art qui, dépouillée de ses hallucinations, aurait ravi Flaubert. Il disait, dans son Appel du Grœal : « Artiste… sais-tu que l’art descend du ciel, comme la vie nous coule du soleil ? Qu’il n’est pas de chef-d’œuvre qui ne soit le reflet d’une idée éternelle ?… Apprends que si tu crées une forme parfaite, une âme viendra l’habiter… Apprends encore ceci : au croulement du monde, Dieu sauvera l’âme des œuvres, comme l’âme des justes. Le ciel aura son Louvre et le cœur des chefs-d’œœuvre adorera pendant l’éternité son Créateur, l’artiste comme nous-mêmes, Dieu… Prends garde… si tu aimes le laid, tu n’as droit qu’à l’enfer. »

A côté de cette mystique de l’art, il appartenait au Symbolisme de produire celle de l’anarchisme. Elle découla tout naturellement de l’idéalisme individualiste, elle inspira de nobles esprits et des actes héroïques. L’esprit et la cause libertaires eurent de véritables militants parmi les symbolistes et, à côté d’eux, des artistes et des poètes que leurs conceptions sociales influencèrent. Laurent Tailhade fut le plus ardent et le plus constant dans la bataille libertaire. Son œuvre, même poétique, fut toute de polémique, tant sociale qu’artistique, et elle lui valut la prison avec toutes les malédictions bien pensantes et bourgeoises. Adolphe Retté fut aussi un libertaire fougueux mais inconstant. Poète, il débuta dans le symbolisme le plus hermétique, puis il passa au naturisme le plus agressif contre Mallarmé et ses disciples. Polémiste, il fut l’anticlérical le plus farouche, jusqu’au jour où ayant rencontré la « grâce » il se fit moine et passa, suivant son expression, « du Diable à Dieu ». Paul-Napoléon Roinard collabora assez longtemps aux journaux anarchistes. Il avait de la société future une conception pleine de jovialité, disant :

« Je voudrais que, sans peur, sans fatigue et sans trêve,
On s’aimât d’un amour toujours renouvelé,
Si j’avais créé le Rêve. »

D’autres, sympathisants, donnèrent à l’anarchisme des collaborations moins soutenues et plus timides. Les « lois scélérates » de 1893–94 leur firent abandonner une cause qui n’apportait pas assez vite les résultats espérés et devenait trop dangereuse pour leur tranquillité. Ils restèrent estimables lorsque, après avoir fait l’apo-

logie de Ravachol, ils n’embouchèrent pas le clairon de Déroulède, ne devinrent pas patriotes avec la peau des autres, et ne firent pas des magistrats déclarant que « le passage à tabac est une nécessité sociale » !…

Parmi les écrivains favorables à l’anarchisme, Rémy de Gourmont, révoqué de son emploi de fonctionnaire pour antipatriotisme manifesté lors d’une enquête du Mercure de France sur l’idée de patrie, occupa dans le Symbolisme une place particulière et supérieure comme critique. Ses Livres des Masques et ses Promenades littéraires réunissent les études les plus remarquables qui ont été écrites sur le mouvement symboliste et ses protagonistes.

Dans l’époque symboliste, Verhaeren a été à part, prolongeant à la fois le romantisme et le naturalisme. Il fut, avec Zola, l’un des maîtres choisis par le falot Saint Georges de Bouhélier et son éphémère « école naturiste ». Verhaeren a apporté dans l’art symboliste, fait surtout de mystère, de nuances, d’imprécisions, la vigueur réaliste de sa vision des choses et sa puissance lyrique. A côté des êtres irréels, glissant comme des ombres silencieuses dans la forêt enchantée du rêve, il a été le Nibelung farouche forgeant la nouvelle humanité dans le tumulte des villes modernes.

En marge de l’école symboliste, on vit « l’école romane », fondée en 1891 par Moréas, lorsqu’il désavoua le Symbolisme. M. du Plessys, R. de la Tailhède, E. Raynaud et Ch. Maurras en firent partie. Moréas ne fut pas seulement en marge du Symbolisme par son art, il le fut par sa personnalité. Bien loin de posséder ce superbe détachement du public et du succès qui fut celui des symbolistes, il fut au contraire constamment à la recherche de la gloire, et cela explique peut-être ses variations. Il a dit son amertume dans des vers des Stances :

« Les morts m’écoutent seuls, j’habite les tombeaux.
Jusqu’au bout je serai l’ennemi de moi-même.
Ma gloire est aux ingrats, mon grain est aux corbeaux ;
Sans récolter jamais je laboure et je sème. »

Par sa recherche des synesthésies, le Symbolisme a fait de l’art non plus une chose verbale et plastique, trop souvent isolée de la vie ou figée dans des formes conventionnelles, mais il a révélé les rapports étroits et complémentaires de tous les arts et de toutes les sensations, il a composé une harmonieuse synthèse de tout ce qui est intuition plus que raison, il a donné sa place au rêve qui murmure silencieusement au fond des êtres ses « romances sans paroles » (Verlaine). C’est ainsi qu’en particulier le Symbolisme a trouvé son âme dans la musique, dans le rythme de la poésie et celui des sons, et qu’il en a répandu et développé le goût. Les romantiques avaient à peu près ignoré la musique, en dehors des gargouillades mélodramatiques des Donizetti, Meyerbeer, Gounod, et de leurs disciples. Les symbolistes ont fait connaître la communion qu’elle établit entre le moi profond et l’univers, entre l’individu et le social. Ils ont, par exemple, initié le public au symbolisme si puissamment révolutionnaire de la Tétralogie conçue par Wagner dans le bouillonnement de 1848. A côté de Wotan, l’homme du présent conservateur de la société actuelle dont l’image est dans le Walhall, c’est Siegfried, « le rédempteur socialiste venu sur terre pour abolir le règne du capital », a écrit Wagner lui-même. Il est « l’homme attendu, voulu par nous, l’homme de l’avenir, qui ne peut être fait par nous, qui doit se faire lui-même par notre anéantissement ». Siegfried est « l’incarnation héroïque de l’homme libre et sain, de l’homme primitif, sorti directement de la Nature. » (R. Rolland). Siegfried et Brunehild sont « l’humanité future, les temps nouveaux qui s’accompliront quand la terre sera délivrée du joug de l’or », et le Crépuscule des Dieux, c’est « le Walhall qui s’écroule avec la société présente pour faire place à