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l’âme. Mais les obédiences étrangères, en particulier la Grande Loge d’Angleterre, rompirent immédiatement toute relation avec le Grand Orient. L’immense majorité de la maçonnerie universelle est restée fidèle aux vieilles sornettes de la philosophie spiritualiste ; et, en France même, les loges du rite écossais continuent d’invoquer le Grand Architecte de l’Univers. Quelques membres courageux et clairvoyants réclament toutefois l’élimination des plaisanteries théologiques qui déparent les rituels de la Grande Loge de France. En voyant quelles puissantes institutions s’intéressent au maintien de la croyance à l’immortalité de l’âme, l’on s’étonne moins de la persistance d’une doctrine si contraire à toutes les données de la science expérimentale.

Pour l’individu infatué de sa personne et persuadé de l’importance essentielle de son moi, il est en outre fort pénible de songer qu’un jour il ne restera de lui qu’un peu de cendre ou de terre. Contre cet anéantissement, son orgueil et sa vanité se révoltent ; après sa mort, il veut continuer d’entendre les éloges dont il se gargarisa de son vivant ; il veut savourer les larmes que verseront, du moins il le suppose, ses proches et ses amis. S’il n’a pu étancher son besoin de plaisir, sa soif de jouissances multiples et renouvelées, il rêvera de délectations infinies, de bonheur ineffable, d’amours inextinguibles, de délices enivrantes pour les sens comme pour l’esprit. Et, parce que l’on croit sans peine ce que l’on désire, il se persuadera aisément que ces suppositions illusoires répondent à de solides et consolantes réalités. En concrétisant les plus nébuleux espoirs des hommes dans un ciel que les artistes ont rendu tangible en quelque sorte, et leurs craintes dans un enfer et un purgatoire dont les hagiographes nous ont fait des descriptions horrifiques, en s’attribuant de plus le droit d’expédier au ciel les âmes que Dieu condamna d’abord au purgatoire, les prêtres catholiques ont fait preuve d’un génie commercial hors ligne. S’ils avaient conservé la messe et les indulgences, les pasteurs protestants jouiraient de revenus supplémentaires qui ne sont point négligeables. Sans avoir l’esprit mercantile des fonctionnaires du Pape, les disciples d’Allan Kardec ont compris qu’il fallait faire intervenir les morts pour mieux capter l’attention des vivants. Les âmes des défunts réclamaient invariablement des messes, lorsqu’elles apparaissaient aux moines ou aux saintes du Moyen Âge ; aujourd’hui, elles se bornent à faire tourner des tables, à remuer des chaises ou des crayons, fournissant ainsi gratis de spirituelles distractions aux personnes du meilleur monde. Et l’émotion des assistants est profonde, lorsque chacun croit reconnaître dans le défunt secouant le mobilier, qui son parent, qui son ami. Beaucoup, en effet, n’arrivent pas à se persuader qu’ils sont à jamais disparus, les morts qu’ils ont tendrement aimés. En spéculant sur l’égoïsme individuel et sur le désir de revoir ceux que l’on a chéris, moines et spirites furent incontestablement bien inspirés. Feu de l’enfer et feu du purgatoire ont suffi, durant de longs siècles, à faire bouillir la marmite des premiers ; et, parmi les seconds, d’ingénieux escrocs réussissent fréquemment des coups très peu surnaturels mais des plus fructueux. La survie s’est révélée utile au moins pour ceux qui l’ont inventée.

Quant aux arguments invoqués par les penseurs spiritualistes en faveur d’une existence personnelle continuée après la mort, ils sont extrêmement piteux. « Certes, avoue Bergson, l’immortalité elle-même ne peut pas être prouvée expérimentalement ; toute expérience porte sur une durée limitée, et quand la religion parle d’immortalité, elle fait appel à la révélation. Mais ce serait quelque chose, ce serait beaucoup que de pouvoir établir, sur le terrain de l’expérience, la possibilité et même la probabilité de la survivance pour un temps x. » Cette survivance, Bergson n’a pu en fournir la preuve, malgré ses outrecuidantes prétentions et malgré l’aide que lui apportèrent avec empressement les spirites, les mysti-

ques, les faiseurs de prodiges de toutes les religions. Il n’a aucunement démontré que la pensée humaine déborde la capacité du cerveau et que ce dernier est un simple instrument utilisé par l’âme, non la source productrice de la vie consciente. Nous ne reviendrons pas sur la puissance médianimique, les visions, les pressentiments, les guérisons soudaines, les conversions religieuses et les autres faits de ce genre dont il a été longuement parlé dans d’autres articles de cet ouvrage. Des recherches méthodiques et consciencieuses ont démontré qu’il s’agit ou de simples fumisteries, de vulgaires tours de prestidigitation (quand ce ne sont pas le résultat d’inconscientes simulations), ou de phénomènes nerveux, rares, et souvent pathologiques mais toujours parfaitement naturels. L’étude impartiale des prétendues manifestations de l’au-delà rapportées par W. James, Bergson et leurs disciples, oblige à rejeter complètement l’intervention d’entités surnaturelles et d’esprits désincarnés. La tentative de ces adversaires de la raison et de la science pour constituer une métaphysique expérimentale a échoué radicalement. Et avec elle disparaît la dernière planche de salut laissée au spiritualisme philosophique.

Ajoutons qu’aucune preuve rationnelle de la survie n’a pu être apportée par les métaphysiciens. De lyriques mais creuses déclamations, où l’on ne précise rien, où l’on reste dans de vagues généralités, capables d’être interprétées dans les sens les plus divers, voilà ce que l’on trouve sous la plume des penseurs les plus vantés. « Non seulement, écrit Ravaisson, ce qui a pensé une fois éternellement pensera, mais chacune de nos pensées contient quelque chose de tout ce que nous pensâmes jamais, quelque chose de tout ce que jamais nous penserons. Comme, en effet, il n’est point de mouvement qui ne dépende de tous les mouvements qui se sont jamais accomplis, et qui ne doive contribuer à tous ceux qui jamais s’accompliront, il n’est point de pensée en laquelle ne retentisse plus ou moins obscurément tout ce qui fut, et qui ne doive subsister et se propager elle-même sans s’éteindre jamais, comme en vibrations éternelles. Chaque âme est un foyer où se réfléchit de toutes parts, sous mille angles différents, l’universelle lumière, et non seulement chaque âme, mais chacune des pensées, chacun des sentiments par lesquels se produit sans cesse, du fond de l’infini, son immortelle personnalité. » Comme tous les métaphysiciens professionnels, Ravaisson savait faire cascader les grands mots qui ne recouvrent aucune idée. Il connaissait l’art de parler pour ne rien dire, ainsi qu’en témoigne le passage cité. C’est d’ailleurs un reproche que l’on doit adresser à tous les philosophes spiritualistes ; ils prennent la paille des mots pour le grain des choses et s’imaginent qu’ils sont profonds lorsqu’ils s’expriment dans un jargon que très peu de personnes comprennent. L’art des grandes constructions métaphysiques, c’est avant tout l’art de berner le lecteur avec des termes prétentieux et des phrases compliquées. Les imbéciles admireront d’autant plus qu’ils saisiront moins le sens des pages qu’on les invite à méditer.

Notre instinctive horreur du néant, nos aspirations vers plus de justice et de bonheur ne démontrent pas davantage l’immortalité de l’âme. Elles répondent à des tendances parfaitement naturelles, mais s’égarent lorsqu’elles situent leur objet, loin du monde présent, dans un chimérique au-delà. L’intérêt et le désir sont les plus dangereux des guides, quand on recherche la simple et nue vérité. « Touchant l’immortalité de l’âme, je demeure, avouait récemment un spiritualiste sincère, dans une tragique, dans une déchirante incertitude. En effet, le spectacle du monde tend à nous convaincre de notre individualité passagère et du sacrifice de l’individu à l’espèce. » On insiste beaucoup sur les consolations qu’apporte la foi en une survie ; il conviendrait aussi de rappeler les angoisses et les tourments qu’elle procu-