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À côté de la grande satire, la multitude des faiseurs de libelles et l’épigrammes poursuivait sa besogne de termite, creusant ses sapes souterraines dans l’édifice social devenu le sépulcre blanchi d’une royauté épuisée par sa stupidité et d’une noblesse pourrie par ses vices. Les lettres de cachet, qui occupaient tout un ministère, ne pouvaient faire taire les satiristes et les empêcher de montrer, avec une véhémence toujours accrue, « les vertus allant à pied et le vice à cheval ». La satire classique ne fut plus représentée, à la fin de cette époque, et bien faiblement, que par Gilbert, auteur du Siècle et du Dix-huitième siècle, où l’invective dépasse la valeur poétique. Il est fâcheux pour l’œuvre de Gilbert qu’elle ait été trop personnelle et subventionnée par la cour et l’archevêque de Paris contre les Encyclopédistes.

En Angleterre, la satire de Shakespeare eut la fantaisie, sinon la portée sociale, de celle de Rabelais. Son Falstaff est le type de l’humour anglais comme Don Quichotte est celui de la chevalerie espagnole. Hall, qui avait revendiqué à la fin du xvie siècle le titre de premier poète satirique anglais, avait été une sorte de Juvénal, mais plus par la forme que par le fond. Les temps difficiles de la tyrannie des Stuarts, qui avaient supprimé la liberté de la presse vers la fin du xviie siècle, virent les Satires de Rochester, violentes et d’une grande crudité de langage contre les princes, leurs maîtresses et leurs courtisans. Moins violente et plus littéraire fut à la même époque l’œuvre de Druden, entre autres son Absalon et Achitophel contre les partisans de Monmouth. Le même siècle avait vu le grave Milton se faire satiriste dans sa Défense du peuple anglais (1651). L’Angleterre eut son grand écrivain satirique dans Swift (1647-1745). Son œuvre très variée est généralement d’un esprit pessimiste. L’invective y est féroce et d’une ironie parfois désespérée, comme dans la Proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à charge en en faisant un article d’alimentation. Les ouvrages de Swift les plus connus sont le Conte du tonneau eh les Voyages de Gulliver. Par le premier, il se rattacha aux polémistes religieux allemands de la Réforme, et il devança les romantiques dans la satire du faux savoir et de la cuistrerie pontifiante. Il eut une grande influence sur les romantiques anglais et allemands. Dans le même siècle, Pope, auteur de diverses satires, parmi lesquelles la Dunciade ou Guerre des sols, fut trop préoccupé par ses querelles particulières. Son œuvre a souvent le caractère du libelle. Au xixe siècle, Byron fut un satirique brillant en politique et en art. Il écrivit Bardes anglais et critiques écossais pour défendre son œuvre poétique, la Vision du jugement, contre Southey, la Valse, contre cette danse. L’esprit satirique est répandu dans toute son œuvre, notamment dans Don Juan qui le brouilla définitivement avec la haute société anglaise, « fille de l’intérêt qui ne peut être corrigée par la raison » (Stendhal). Il est regrettable que les propres préjugés aristocratiques de Byron et l’affectation de son dandysme aient si souvent contredit et diminué la portée de sa satire.

En Allemagne, après la grande période de combat philosophique et social du xvie siècle, Joachim Rachel fut, au xviie, le premier satirique classique. Il fut un Régnier allemand par sa franchise et la vigueur de son style. La satire fut continuée, au xviiie siècle, par Hagedorn, par Liscow qui s’attaqua plus aux personnes qu’aux mœurs, par Rabener qui s’en prit aux petits hobereaux, aux bourgeois, aux pédants, et par Wieland, pâle imitateur d’Horace. Signalons encore, dans la période romantique allemande, la satire de Jean-Paul Richter, vrai rabelaisien qui railla avec une verve étincelante les Jonatus, cuistres applicateurs de la scolastique gothique, notamment dans le Voyage du professeur Fülbel et dans la Vie de Maria Wutz. On lit, entre autres, dans ce deuxième ouvrage, ceci : « Dans les

anciens couvents, la science était une punition ; seuls les coupables devaient apprendre les psaumes latins ou copier les auteurs ; dans les bonnes écoles un peu indigentes, on ne néglige pas cette punition, et un peu de science, à faible dose, y passe pour un moyen inoffensif de corriger et de mortifier les pauvres élèves ». Jean-Paul fit aussi de la satire anti-militariste et anti-guerrière, renouvelant la vieille satire paysanne du Métayer Helmbrecht contre le parasitisme de la soldatesque grossière et pillarde. Citons encore les Xénies, épigrammes à la façon de Martial, que Gœthe et Schiller écrivirent contre les littérateurs de leur temps et qui jetèrent une perturbation que Gœthe compara à celle causée par « les renards en feu lancés dans le camp des Philistins ». De la satire allemande au xixe siècle, mentionnons celle de Louis Bœrne, traducteur des Paroles d’un croyant, de Lamennais, qui dut se réfugier en France à cause de ses idées libérales ; il écrivit les Tableaux de Paris et les Lettres de Paris. Enfin, Henri Heine, réfugié aussi en France à la suite de la publication de ses Reisebilder, de 1826 à 1830. Aristocrate et romantique d’esprit, en même temps poète de la révolution, Heine attaqua toutes les formes d’asservissement social, mais il recula devant les conséquences populaires de la liberté. Son ironie aiguë s’exerça contre les hommes et les mœurs, avec une sorte de mécontentement de lui-même. Il vécut à Paris de 1831 à 1856, année de sa mort.

En Italie, Dante et Boccace paraissent avoir épuisé la sève satirique. Il semble que cette sève eût dû être plus vivace dans ce pays où les luttes politiques furent plus ardentes que partout ailleurs. Elle se résorba au théâtre, dans la comédie dont les personnages qui ont illustré les tréteaux de la Foire, furent à la fois des flagorneurs et des pitres. Le pays qui produisit les Concini, les Mazarin, les Alberoni fut fécond en faquins de toutes sortes qui fournirent les types d’Arlequin, Scapin, Pantalon, Cassandre, etc. (voir Théâtre). Plus sérieusement, la comédie satirique avait inauguré le théâtre italien avec la Calandria, de Bibbiena, puis la Mandragore, de Machiavel. L’Arioste, au début du xvie siècle, cultiva la satire en poète-artiste. Son Roland furieux est burlesque plus que satirique. Alamanni, Bentivoglio, dans le même siècle, puis Alfieri au xviiie, suivirent les voies de l’Arioste. Alfieri, écrivain classique, manquait trop de combativité pour que la satire fût pour lui autre chose qu’un passe-temps littéraire. Salvator Rosa lui donna plus de vigueur en attaquant les mauvais artistes, les méchants poètes, les despotes et le pape. La satire la plus violente et qui eut souvent le caractère de l’assassinat, fut celle de l’Aretin. Véritable « faisan », ruffian de plume et d’épée, superbe d’arrogance mais aussi lâchement plat devant qui lui résistait ou le payait, il fut exactement le produit de son époque de corruption.

En Espagne, la satire a eu pour auteurs Jean Ruiz et Lopez de Ayala, au xive siècle, Juan de Mena, imitateur de Dante, au xve. Durant la grande période littéraire espagnole (xvie et xviie siècle) et après Cervantes, elle a été à peu près abandonnée littérairement pour la peinture des mœurs picaresques. Le gongôrisme et l’hypocrisie pieuse la refoulèrent dans la production populaire. Citons comme caractéristique de cette production, en raison des circonstances politiques qui l’accompagnèrent, la chanson Tragâla, que le peuple chanta à l’occasion des événements de 1812 obligeant la royauté espagnole à accepter une Constitution libérale :

« Avale-la, arale-la, servile,
Celle Constitution que tu n’aimes pas !
…Il est passé le temps
Où l’on grillait comme le saumon
____La chair humaine ! »