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durent ingurgiter un Durkheim adapté à la capacité de leur cerveau. Aux adultes rendus dociles, partis, Églises, coteries fournissent ensuite des idées toutes faites sur des problèmes qu’ils n’ont jamais étudiés. Réflexion, examen critique sont remplacés par un acquiescement aveugle aux directives des chefs de file.

Si peu de gens, même parmi les intellectuels, possèdent une vraie personnalité, que longtemps encore les fournisseurs de credo et de programmes verront leur commerce prospérer. Instinct d’imitation, esprit grégaire sont les solides bases psychologiques qui permettent aux plus sots mouvements religieux, littéraires, politiques, etc., de grandir et de durer. Par manque d’effort intellectuel, beaucoup deviennent incapables d’avoir des concepts bien à eux ; c’est d’autrui qu’ils reçoivent toutes leurs idées et, quand ils déclarent une solution adéquate et parfaite, c’est que leur guide favori l’a chaudement préconisée. Des multiples notions qui peuplent leur cerveau, pas une ne leur appartient en propre, pas une n’est une création de leur intellect ou n’a jailli spontanément du tréfonds de leur individualité. Nous rencontrons aussi des hommes, par ailleurs fort actifs, mais dont la mentalité revêt un aspect mécanique. Entourés de téléphones, de machines à parler, dicter, calculer, etc., certains brasseurs d’affaires finissent par n’avoir qu’une pensée automatique, dont le mouvement toujours pareil est commandé par les manettes et les leviers de l’intérêt personnel. Indéfiniment leur esprit tourne dans le même cercle de préoccupations mesquines et d’idées sans élévation ; ce sont des machines à gagner des dollars ou des francs. Ils jonglent avec les millions, connaissent à fond les règles du jeu commercial ou financier ; hors de l’étroit damier où s’alignent leurs pions, ils se montrent incapables de rien comprendre.

Dans le monde du travail, le développement d’un syndicalisme privé de sa première et généreuse sève, la formation de groupements professionnels peu soucieux d’éveiller le goût de la réflexion chez leurs adhérents, ont conduit certains ouvriers à penser d’une façon impersonnelle et grégaire. Bien compris, le syndicalisme aboutit à des résultats tout différents : il permet au salarié de se documenter sur les problèmes qui l’intéressent, il l’oblige à peser mûrement les décisions qu’il doit prendre et qui, parfois, mettent en cause son gagne-pain. Ce double but fut clairement exposé par les héroïques fondateurs des premiers syndicats ouvriers ; et, parmi leurs successeurs, ceux-là ne l’oublient point qui sont restés fidèles à la cause du prolétariat. Hélas ! maintes associations, qui furent à l’origine de merveilleux instruments de libération, ne sont plus aujourd’hui que des entreprises administratives, secrètement chargées par les pouvoirs publics de ralentir ou d’arrêter la marche en avant des travailleurs devenus moins dociles. Dans trop de centrales ouvrières, l’esprit bureaucratique règne en souverain maître, et ceux que la confiance des salariés plaça aux postes de direction adoptent les méthodes des fonctionnaires gouvernementaux. Ils oublient que leur emploi n’est pas une sinécure, qu’ils doivent donner l’exemple du courage, du désintéressement, de l’abnégation ; et, pour assurer indéfiniment leur réélection, ils s’efforcent, non d’éclairer la masse, mais de l’habituer à l’obéissance passive. Foin des discussions approfondies avant l’action et, après, d’une critique impartiale des résultats obtenus ; il suffit de croire à l’infaillibilité des chefs et de les suivre aveuglément. Aussi, avec la complicité des hauts fonctionnaires du syndicalisme, Mussolini et Hitler ont-ils pu se rendre maîtres des organisations ouvrières, sans rencontrer l’ombre d’une résistance. Dépourvus d’esprit critique, incapables d’initiative personnelle et ne sachant qu’obéir, les travailleurs restèrent inertes devant la dictature, parce que la trahison de leurs dirigeants les priva du mot d’ordre qui pouvait galvaniser leur énergie. Il est

promis aux plus honteuses servitudes, l’homme qui, sous prétexte de discipline, se borne à n’être qu’un instrument docile aux mains d’arrivistes rouges, jaunes ou blancs. — L. Barbedette.


SUBSISTANCES. Ensemble de choses nécessaires à l’entretien de la vie. Le sujet, à le considérer sous tous ses aspects, est des plus vastes. Je ne l’examine ici qu’au point de vue du rapport de la population humaine aux subsistances.

La question, qui n’a pas retenu outre mesure l’attention des sociologues et des réformateurs sociaux, est celle-ci : la terre, exploitée par la science, l’ingéniosité et le travail humains, donne-t-elle assez de denrées de toute sorte pour satisfaire largement aux besoins primordiaux de chacun ?

Couramment, on répond par l’affirmative. « Il y a, dit-on, à tout moment, quel que soit l’accroissement de la population, trop de tout. » Point de démonstration d’ailleurs, aucun chiffre, aucune preuve.

Élisée Reclus a bien tenté, il y a une cinquantaine d’années, de justifier la croyance générale, mais, négligeant pour les grains, les réserves (semences, alimentation du bétail, utilisations industrielles), attribuant aux hommes, pour la viande, tout le poids de toutes les bêtes vivantes, il enlisait facilement l’humanité dans des amoncellements formidables de nourriture.

La thèse de l’abondance a été aussi défendue éloquemment par Pierre Kropotkine, dans la Conquête du pain notamment et dans Champs, Usines, Ateliers. Ses vues, très en vogue parmi les anarchistes, ont eu, sur le développement général de la pensée économique conservatrice, leur influence. Elles appartiennent cependant au domaine des possibilités. Elles rejoignent les prédictions chimiques de Berthelot sur les pastilles azotées dont se nourriront nos descendants. Elles restent vaines pour les temps présents. Exposées pour ruiner la thèse malthusienne, elles la laissent absolument inatteinte. C’est que Kropotkine montrait les possibilités d’accroissement des subsistances plus en romancier qu’en physicien, c’est qu’il passait sous silence la loi de productivité diminuante du sol, c’est que, ébloui par de brillantes expériences sur de petits champs de culture, il tenait pour négligeable la rareté des matières fertilisantes et les difficultés de leur application aux grandes étendues, c’est enfin et surtout qu’il n’opposait point, aux possibilités d’accroissement de la production, les possibilités d’accroissement de la population.

Paul Robin qui avait, je crois bien, exposé déjà à Bakounine et à Marx ses doutes sur la valeur du dogme abondance, qui, maintes fois, en avait fait part à Pierre Kropotkine, aux Reclus, à ses camarades de l’Internationale, proposa, en 1901, par un tableau circulaire, des recherches sur cette question. C’est à sa suggestion que je fis paraître en 1904, un opuscule Population et Subsistances qui donnait, à titre d’indication, pour les nations civilisées, les résultats de l’enquête à laquelle je m’étais livré.

Le plan de cet ouvrage comportait cinq parties :

1° Détermination d’une ration-type, c’est-à-dire de la quantité de substance nutritive nécessaire à la vie de l’individu homme moyen actif ;

2° Statistique de la population à nourrir (ou population totale ramenée à un nombre d’adultes hommes). Selon le système que j’adoptais, la population totale était réduite du quart ;

3° Statistique de la production alimentaire (céréales, viandes, légumes, etc…). La production brute alimentaire n’est pas exclusivement consacrée à la nourriture des hommes. Il faut en déduire les semences, la consommation animale et industrielle pour obtenir la production nette, effective ;

4° Répartition égale de la production entre les indi-