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Certes, l’association stirnérienne ne se présente pas comme une puissance spirituelle supérieure à l’esprit de l’associé — l’association n’existe que par les associés, elle est leur création ; mais voici : pour qu’elle remplisse son but, pour qu’on y échappe « à la contrainte inséparable de la vie dans l’État ou la société » il faut bien comprendre que n’y manqueront pas « les restrictions à la liberté et les obstacles à la volonté », « Donnant, donnant ». Égoïste, mon ami, tu consommeras les autres égoïstes, mais à condition d’accepter de leur servir de nourriture. Dans l’association stirnérienne, on peut même se sacrifier à autrui, mais non en invoquant le caractère sacré de l’Association ; tout bonnement parce qu’il peut vous être agréable et naturel de vous sacrifier.

Le stirnérisme reconnaît que l’État repose sur l’esclavage du travail ; que le travail soit libre et l’État est aussitôt détruit. (Der Staat beruht auf der Sklaverei der Arbeit. Wird der Arbeit frei, so ist der Staat verloren) : voilà pourquoi l’effort du travailleur doit tendre à détruire l’État, ou à s’en passer, ce qui revient au même.


Troisième temps. Reste la façon dont l’égoïste ou l’Association des égoïstes réagira contre les habiles et les rusés qui usent à des fins de domination et d’exploitation des fantômes qui ont pris possession des cerveaux des hommes, Le stirnérisme n’entend pas jouer le rôle de l’État après l’avoir détruit ou avoir clamé son inutilité, forcer ceux qui ne le veulent ou ne le peuvent à former des associations d’égoïstes. Le stirnérisme ne préconise pas la révolution. Le stirnérisme n’est pas synonyme de messianisme. Contre ceux qui possèdent et exploitent au point de ne laisser aux exploités ni pain à manger, ni lieu où reposer leur tête, ni de leur payer le salaire intégral de leur effort, l’insurrection est de mise, la rébellion convient. Il y a des biens improductifs au soleil, des coffres-forts pleins à déborder, que diable ! Et pas de sentimentalisme quand il s’agit d’affirmer son droit individuel ou associé au bien-être. L’ego guidé par la conscience de soi, ne saurait s’embarrasser de scrupules qui pouvaient hanter les hommes aux cerveaux habités par des fantômes.

« La révolution ordonne d’instituer, d’instaurer, l’insurrection veut qu’on se soulève ou qu’on s’élève. »

« Je tourne un rocher qui barre ma route jusqu’à ce que j’aie assez de poudre pour le faire sauter ; je tourne les lois de mon pays tant que je n’ai pas la force de les détruire. »

« Un peuple ne saurait être libre qu’aux dépens de l’individu, car sa liberté ne touche que lui et n’est pas l’affranchissement de l’individu ; plus le peuple est libre, plus l’individu est lié. C’est à l’époque de la plus grande liberté que le peuple grec établit l’ostracisme, bannit les athées, et fit boire la ciguë au plus probe de ses penseurs. »

« Adressez-vous donc à vous-mêmes, plutôt qu’à vos dieux ou à vos idoles : découvrez en vous ce qui est caché, amenez-le à la lumière et révélez-le. »

Telle est l’essence du message que Max Stirner, en le délivrant aux hommes de son temps, adresse aux hommes de tous les temps.


Nous avons dit qu’en Stirner il y avait l’homme et l’œuvre. Après avoir parlé de la doctrine, parlons de son fondateur. Stirner n’est que le nom de plume de Johann Caspar Schmidt et ce surnom n’est qu’un sobriquet dû au front (Stirn en allemand) développé de l’auteur de L’Unique et sa Propriété et qu’il a conservé pour ses écrits.

Un des épisodes de la vie de Stirner qui retient le plus notre attention est sa fréquentation, dix ans durant, du club des « Affranchis » groupement d’intellectuels animés des idées libérales des esprits avancés d’avant 48. Ils se réunissaient dans une brasserie et dans l’atmosphère enfumée des longues pipes de faïen-

ce, discutaient sur toutes sortes de sujets : théologie (le livre de Strauss sur Jésus venait alors de paraître), littérature, politique (la révolution de 48 était proche). Ce fut en 1843 que Max Stirner, l’homme d’aspect impassible, d’un caractère fort et concentré en soi, épousa en secondes noces une Mecklembourgeoise, rêveuse et sentimentale, assidue elle aussi du club des « Affranchis », Marie Daehnhardt. Pourtant, leur union ne fut pas heureuse. L’incompréhension mutuelle des deux époux et les calomnies insinuant que Stirner cherchait un profit dans ce mariage par la dot de sa femme, amenèrent la rupture en 1845.

Stirner continua à produire. L’Unique et sa Propriété date de la fin de 1844. Il a successivement publié de 1845 à 47 une traduction allemande des maîtres-ouvrages de J.-B. Say et d’Adam Smith avec notes et remarques en 8 volumes ; en 1852, une « Histoire de la Réaction » en deux volumes, toute de sa plume ; en 1852 encore, la traduction d’un essai de J.-B. Say sur le capital et l’intérêt, avec des remarques… Puis, il ne publia. plus rien. Ses dernières années furent miséreuses. Réduit à gagner son pain comme il le pouvait, isolé, emprisonné deux fois pour dettes, il succomba en 1856 à une infection charbonneuse dans un garni. De nouvelles recherches de mon ami John-Henry Mackay, mort en mai 1933, semblent attester que la fin de son existence ne fut ni si misérable ni si dépourvue d’amitié qu’on l’a cru tout d’abord.


Revenons à l’œuvre de Stirner. Un des passages les plus remarquables de L’Unique et sa Propriété est celui où il définit la bourgeoisie par rapport aux déclassés. Cette citation est la meilleure réponse à faire à ceux qui voient dans Stirner et ses continuateurs des individualistes bourgeois :

« La bourgeoisie se reconnaît à ce qu’elle pratique une morale étroitement liée à son essence. Ce qu’elle exige avant tout, c’est qu’on ait une occupation sérieuse, une profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d’industrie, la fille de joie, le voleur, le brigand, et l’assassin, le joueur, le bohème sont immoraux, et le brave bourgeois éprouve à l’égard de ces « gens sans mœurs » la plus vive répulsion. Ce qui leur manque à tous, c’est cette espèce de droit de domicile dans la vie que donnent un commerce solide, des moyens d’existence assurés, des revenus stables, etc. ; comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au clan des « individus » dangereux, au dangereux prolétariat ; ce sont des « particuliers » qui n’offrent aucune garantie et n’ont « rien à perdre » et rien à risquer. »

« Tout vagabondage déplaît d’ailleurs au bourgeois, et il existe des vagabonds de l’esprit, qui, étouffant sous le toit qui abritait leurs pères, s’en vont chercher au loin plus d’air et plus d’espace. Au lieu de rester au coin de l’âtre familial à remuer les cendres d’une opinion modérée, au lieu de tenir pour des vérités indiscutables ce qui a consolé et apaisé tant de générations avant eux, ils franchissent la barrière qui clôt le champ paternel, et s’en vont par les chemins audacieux de la critique, où les mène leur indomptable curiosité de douter. Ces extravagants vagabonds rentrent eux aussi dans la classe des gens inquiets, instables et sans repos que sont les prolétaires, et quand ils laissent soupçonner leur manque de domicile moral, on les appelle des «brouillons », des «têtes chaudes » et des « exaltés ».

« On pourrait réunir sous le nom de vagabonds conscients tous ceux que les bourgeois tiennent pour suspects, hostiles ou dangereux. »

Stirner n’est pas descendu vers le peuple, comme les Bakounine, les Kropotkine, les Tolstoï, par exemple. Ce n’est pas un producteur massif comme Proudhon aux préjugés de bourgeois moyens et généreux ; ce n’est pas un savant comme Reclus, doublé d’un esprit de bonté évangéliste ; ni un aristocrate comme Nietzsche ; c’est l’un de nous. C’est un homme qui ne se trouva jamais nanti d’une position sûre et profitable ou rentée. Il connut la nécessité de pratiquer les métiers les plus divers pour se subvenir. La gloire qui entoure les proscrits célèbres, les militants révolutionnaires ou les chefs d’école, lui fut inconnue. Il dut se débrouiller