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esprits animaux dans tous mes nerfs et muscles, alors que l’homme le plus ignorant en anatomie est capable d’exécuter ce mouvement sans difficulté ? » Bien vainement Malebranche s’efforcera de trouver une solution à ce problème ; sa théorie des causes occasionnelles fit sourire même les plus dévots de ses contemporains. Tous ceux qui ont maintenu une séparation absolue entre l’âme et le corps ont abouti à un échec complet dans leurs tentatives d’explication. Aussi plusieurs ont-ils voulu supprimer le corps au profit de l’âme.

Spinoza estime que la pensée et l’étendue sont deux attributs d’une même substance : « L’âme et le corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. » Le corps demeure aussi réel que l’esprit, puisque chacun d’eux traduit la substance dans son langage particulier. Nous sommes conduit à un panthéisme qui équivaut à l’abandon du spiritualisme. Par contre, Leibniz sacrifie nettement la matière à l’esprit. Pour lui, la réalité se compose de monades, d’âmes plus ou moins analogues à la nôtre ; et ces monades inétendues tirent toutes leurs perceptions d’elles-mêmes, non de l’extérieur. La matière représente seulement le stade inférieur du développement de l’esprit ; entre elle et la monade la plus parfaite, il n’existe aucune différence de nature, aucune solution de continuité. Chez le minéral, la monade ne possède encore que des perceptions extrêmement confuses ; chez l’homme, elle demeure imparfaite et limitée, mais parvient déjà à des connaissances claires et distinctes. Au sommet se trouve la monade suprême, Dieu, dont les virtualités ont atteint un complet développement. Tout est esprit ; mais l’évolution de l’esprit n’est pas égale chez tous les êtres, et ce que nous appelons matière n’est qu’une dégradation de l’esprit.

Certains idéalistes vont plus loin et ne voient dans la matière qu’une illusoire apparence, une création subjective de l’activité mentale. Elle se réduit à une collection d’états de conscience et ne répond à rien de positif. « La table sur laquelle j’écris, affirme Berkley, je dis qu’elle existe : c’est-à-dire je la vois, je la sens ; et si j’étais dans mon cabinet je pourrais la percevoir, ou quelque autre esprit la percevrait réellement. Il y a eu une odeur, cela veut dire : une odeur a été perçue… Car pour ce qu’on dit de l’existence absolue des choses qui ne pensent point, existence qui serait sans relation avec ce fait qu’elles sont perçues, c’est ce qui me paraît parfaitement inintelligible. Leur esse consiste dans leur percipi, et il n’est pas possible qu’elles aient une existence quelconque, hors des esprits ou choses pensantes qui les perçoivent. » L’évêque Berkley croyait porter un coup mortel à l’irréligion en niant l’existence de la matière et en attribuant à Dieu la charge de provoquer nos perceptions extérieures et de les coordonner entre elles. Mais les idéalistes du XIXe siècle ont jugé ridicule le rôle que Berkley prêtait à Dieu ; dans la matière ils ont vu de préférence une production de notre esprit, un symbole qu’il élabore pour ses besoins pratiques.

Incontestablement, nous sommes en plein roman métaphysique ; un feu d’artifice verbal, de nébuleuses rêveries que ne justifient ni l’expérience ni la raison, voilà où aboutit l’effort des penseurs spiritualistes. Dunan, un spiritualiste, a reconnu, dans un moment de sincérité, que tous ces systèmes jonglaient avec des mots vides d’idées. « Il est clair, écrit-il, que définir l’âme par le caractère de l’immatérialité ou, comme on dit encore, de la spiritualité, sans rien de plus, c’est n’en donner aucune notion positive… C’est un mot nous donnant l’illusion d’une idée, non une idée véritable. Penser l’âme comme nous venons de le dire, c’est donc, à proprement parler, ne rien penser du tout. » Et, pour conserver néanmoins le spiritualisme cher aux prêtres et aux gouvernants, Dunan déclare qu’il est « un besoin de l’esprit plutôt qu’une doctrine définie, une

pensée latente faisant effort pour s’exprimer en des conceptions claires systématiquement ordonnées sans espérance d’y parvenir jamais d’une manière parfaite. » Peut-on imaginer échappatoire plus piteuse ! C’est un refus pur et simple de fournir aucune explication et d’apporter des arguments capables de convaincre un chercheur de bonne foi. Quel tollé, si un matérialiste tenait un langage pareil ! Ajoutons qu’appliqués à Dieu, les adjectifs immatériel et spirituel demeurent aussi creux, aussi vides de sens que lorsqu’on les applique à l’âme.

Bien qu’ils accumulent les sophismes avec une inconcevable légèreté, les spiritualistes ne parviennent d’ailleurs point à démontrer que le cerveau est incapable de rendre compte de la pensée. « La pensée, déclarent-ils, est toujours une unité dans une multiplicité ; à l’opposé le corps est une multiplicité pure. » Or il est indéniable que l’organisme implique l’unité dans la multiplicité des mouvements ; inutile donc d’expliquer l’unité de la pensée au moyen d’une substance immatérielle. « Tous les phénomènes psychologiques, disent-ils encore, exigent un principe qui demeure identique ; et le corps ne saurait être ce principe puisqu’il paraît soumis à un devenir incessant. » Ils oublient que, dans le corps et le système nerveux, les éléments nouveaux remplacent les éléments anciens en prenant leurs formes et leurs dimensions. Ainsi se trouve assurée une identité organique que l’on peut aisément constater. Enfin, les spiritualistes affirment que « l’esprit est essentiellement actif, tandis que le corps est passivité pure. » Or il appert de plus en plus que, non seulement les organismes vivants, mais les corps bruts eux-mêmes sont doués de mouvements. La passivité de la matière a été reléguée au rang des opinions surannées par les physiciens modernes.

C’est en vain que Maine de Biran, Ravaisson, Lachelier, Boutroux s’efforcèrent de rajeunir le spiritualisme rationaliste en s’appuyant sur l’analyse psychologique et la réflexion intérieure.

« Sans doute, assure Maine de Biran, l’âme, considérée dans sa substance est un X insaisissable, mais par la réflexion sur soi le sujet se connaît comme cause et se distingue de tous ses phénomènes. Dans l’effort, ce fait primitif, le moi se saisit dans son opposition au non-moi, et par suite se pose lui-même en s’opposant à ce qui n’est pas lui. » Dans la pensée, Lachelier voit : « l’être idéal qui contient ou pose a priori les conditions de toute existence. » Pour Boutroux, la conscience humaine est « l’acte par lequel une multiplicité et une diversité d’états sont rattachés à un moi, l’appropriation des phénomènes à un sujet permanent. » Aussi « plus que tous les autres êtres, la pensée humaine a une existence propre, est à elle-même un monde. » La logomachie prétentieuse de ces pontifes, leur verbiage ébouriffant, l’aide qu’ils reçurent des pouvoirs publics ne suffirent pas à terrasser le matérialisme, considéré comme indésirable par les autorités universitaires aussi bien que par les prélats catholiques. Aussi, Bergson fut-il accueilli avec enthousiasme, lorsqu’il vint jouer de la guitare irrationaliste. C’est du dedans que chacun peut saisir la réalité de l’esprit, grâce à une mystérieuse intuition. Alors, prétend Bergson, la vie intérieure apparaît comme un progrès, une force créatrice, le prolongement de l’élan vital qui est « la conscience lancée à travers la matière ». Cet élan passe « traversant les générations humaines, se subdivisant en individus : cette subdivision était dessinée en lui vaguement, mais elle ne se fût pas accusée sans la matière. Ainsi se créent sans cesse des âmes, qui cependant, en un certain sens, préexistaient. Elles ne sont pas autre chose que les ruisselets entre lesquels se partage le grand fleuve de la vie, coulant à travers le corps de l’humanité. Le mouvement d’un courant est distinct de ce qu’il traverse, bien qu’il en adopte nécessairement les sinuosités. La