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reuses aspirations des grands mystiques aboutissent fréquemment à un prurit sexuel qui passe, dans l’esprit des chrétiens naïfs, pour une tentation de Satan. Mais, en attribuant au spiritualisme le monopole de l’héroïsme et de la générosité, les bien-pensants cherchent à tromper les âmes éprises d’idéal et de poésie. Ils n’y réussissent que trop, grâce à la complicité de romanciers et de journalistes qui n’hésitent jamais à mentir pour aider au maintien des plus iniques préjugés.

Au point de vue théorique, l’histoire des doctrines spiritualistes est assez édifiante pour que nous la rappelions. Même lorsqu’ils admirent l’existence d’une âme, les anciens ne la conçurent pas comme une substance immatérielle. Le mot grec pneuma et le mot latin spiritus, qui servaient à la désigner, signifiaient primitivement le souffle, l’haleine. La même remarque s’applique d’ailleurs à tous les autres mots des anciennes langues hellénique et latine employés dans le sens d’esprit, d’âme. Preuve qu’aucune distinction radicale n’existait, selon les créateurs de ces langues, entre la matière et la pensée. A l’origine, l’expression hébraïque correspondant au pneuma des grecs signifiait, elle aussi, air, vent ; et le Lévitique affirme encore que « l’âme de la chair est dans le sang ». Le double des Égyptiens était pareillement de nature matérielle. Chez les peuples inférieurs actuels, on retrouve des conceptions très voisines. « L’âme, comme le corps, écrit Frazer, peut être grasse ou maigre, grande ou petite… On suppose en général que l’âme s’échappe par les ouvertures naturelles du corps, spécialement par la bouche et les narines. A Célèbes, on fixe quelquefois des hameçons au nez d’un malade, à son nombril, à ses pieds, afin que si l’âme veut s’échapper, elle soit accrochée et retenue… Quand on baille devant eux, les Hindous font claquer leurs doigts pour empêcher l’âme de sortir. Les habitants des Marquises tiennent fermés le nez et la bouche des mourants pour prolonger leur vie en empêchant l’âme de sortir. »

Les premiers philosophes grecs restèrent fidèles à cette croyance en la matérialité de l’âme. On le constate sans peine chez les penseurs ioniens du VIe siècle. Selon Diogène d’Appolonie, l’esprit naît de l’air qui coule dans les veines avec le sang. D’après Héraclite, l’âme se nourrit d’air, grâce à la respiration. La majorité des médecins grecs continueront à faire du pneuma, non seulement la force animatrice du corps, mais l’âme elle-même. A l’inverse, Platon et Aristote conçurent l’esprit comme immatériel et partiellement indépendant de l’organisme. Principe de mouvement et de connaissance, l’âme, d’après Platon, est incorporelle, mais elle comporte plusieurs parties. L’une d’elles, l’intelligence, siège dans la tête ; c’est la partie raisonnable, divine et immortelle de l’esprit. Cœur et désir sont des parties dépendantes du corps et périssables comme lui ; la première est située dans la poitrine, la seconde « dans l’intervalle qui sépare le diaphragme et le nombril ». Selon Aristote, « l’âme est en nous le premier principe de la vie, de la sensation et de la pensée ». Elle n’est point substance mais forme ; c’est l’unité simple qui donne au corps l’action. « L’âme, déclare Aristote, ne saurait être sans le corps ; elle n’est pas un corps ; mais elle est quelque chose du corps. » À chaque fonction du corps, il fait correspondre une puissance différente, et il arrive ainsi à distinguer l’âme nutritive, l’âme sensitive, l’âme motrice et l’âme intellectuelle. Cette dernière est elle-même composée de l’intellect passif, qui disparaît avec l’organisme auquel il est lié, et de l’intellect actif séparable du corps et immortel. Comme l’intellect actif est impersonnel et commun à tous les hommes, cette immortalité n’est d’ailleurs pas individuelle.

Chez les Pères de l’Église, la croyance à l’immatérialité de l’âme est loin d’être universellement admise.

Tertullien déclare expressément que l’âme est corporelle ; il lui attribue une couleur, une figure et des dimensions déterminées. Dieu lui-même, pense-t-il, ne saurait être un pur esprit. « Qui niera, déclare ce Docteur, que Dieu soit corps, quoique Dieu soit esprit ? Car l’esprit est un corps sui generis, avec des formes qui lui sont propres. Les êtres visibles, quels qu’ils soient, ont en Dieu leur corps et leur forme. » Au IVe siècle de notre ère, l’évêque de Poitiers, saint Hilaire, défendait avec ardeur la thèse de la matérialité de l’âme. Origène lui-même, que l’on donne souvent comme le représentant type du spiritualisme chrétien, estimait que, Dieu excepté, tout esprit, soit céleste, soit humain, se trouve nécessairement uni à un corps subtil mais matériel. Faustus, qui fut nommé abbé de Lérins en 433 et évêque de Riez en 462, affirmait encore que, non seulement l’esprit de l’homme, mais les anges aussi sont composés d’une substance matérielle.

D’après les scolastiques, l’âme serait spirituelle, mais dépendrait néanmoins partiellement du corps. « L’être de l’âme humaine, écrit Thomas d’Aquin, dépasse la matière corporelle, il n’est pas complètement absorbé par elle, et cependant il est atteint par elle en quelque manière. En tant que l’âme dépasse la matière et qu’elle peut subsister et agir par elle-même, elle est une substance spirituelle. Mais, en tant qu’elle est atteinte par la matière et qu’elle lui communique son être, elle est la forme du corps. Or elle est atteinte par la matière, parce que toujours, comme l’enseigne saint Denys, l’être le plus parfait de l’espèce inférieure atteint l’être le moins parfait de l’espèce supérieure. » Dès le début, déclare Thomas d’Aquin, l’embryon humain possède une âme végétative ; elle sera remplacée plus tard par une âme à la fois végétative et sensitive ; finalement surviendra une âme intellectuelle qui comprendra les deux autres en puissance et les absorbera. « L’homme n’est ni l’âme ni le corps, mais une troisième chose qui résulte de leur union. »

Avec Descartes, la dualité entre l’esprit et le corps devient absolue. Le corps n’est qu’un pur automate ; ce qui constitue essentiellement et exclusivement l’homme c’est l’âme pensante : « Partant de cela même que je connais avec certitude que j’existe et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul que je suis une chose qui pense. » Je suis, avait-il déclaré ailleurs, d’une façon encore plus nette, « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lien ni ne dépend d’aucune chose matérielle. » De cette absurde conception cartésienne, terme final des élucubrations métaphysiques enfantées par le cerveau de philosophes doués de plus d’imagination que de bon sens, devait résulter les folies du spiritualisme moderne. Le bref exposé que nous avons fait des thèses soutenues au cours des siècles, sur la nature de l’âme, suffit d’ailleurs à montrer que ces doctrines s’apparentent aux mythes que chaque génération complique et modifie selon ses goûts, mais qui manquent absolument de toute base objective et ne valent qu’à titre de poèmes ou de romans.

Le dualisme continue d’être enseigné dans les écoles ; il constitue le fond du spiritualisme officiel. Pour lui, l’âme et le corps sont deux substances réelles mais hétérogènes ; unies dans l’homme, elles sont néanmoins irréductibles l’une à l’autre. Par malheur une pareille conception, de l’aveu des spiritualistes eux-mêmes, rend incompréhensibles les rapports de l’âme et du corps. « Comment comprendre, écrit l’oratorien Malebranche, que le corps qui n’est que de l’étendue puisse agir sur un esprit ? Comment comprendre que ma seule volonté suffise même à me faire lever le bras, puisque, pour cela, il me faudrait connaître le jeu des