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rature ; leur esprit critique, né de leur façon particulière de sentir, leur rire, le ton de leur raillerie leur demeurent strictement personnels. C’est ainsi qu’on discute toujours sur l’intention satirique de Cervantès écrivant Don Quichotte. La satire de Shakespeare, toute dans la forme de « l’humour » anglais, échappe encore plus aux étrangers, alors qu’ils éprouvent toute la puissance dramatique et poétique de son œuvre. C’est le caractère populaire de l’esprit satirique qui l’a fait si vivant sous la croûte scolastique du moyen âge. Il a débordé dans toutes les formes, littéraires et artistiques, religieuses et politiques, pour se mêler, bien plus étroitement qu’aujourd’hui, à la vie sociale. Il est monté de la terre dans le fableau, du pavé des villes dans le roman et le théâtre ; il semble descendu du ciel par les flèches et les tours des cathédrales et des beffrois, par les voix de la chaire. Au-dessous d’un certain degré de la hiérarchie ecclésiastique, le clerc était plus du peuple que d’église. Il n’était pas encore sous la tutelle de la discipline perende ac cadaver ; il avait femme, enfants, famille, il dansait avec eux jusque dans l’église où il participait aux joyeusetés populaires les moins édifiantes, comme les Fêtes des fous, la Messe de l’Âne, parodies du culte, dont il était le principal animateur.

La satire, au moyen âge, forme une immense littérature dans celle de ce temps-là. Elle la domine et il est nécessaire de la connaître pour savoir ce que fut réellement l’esprit de cette époque. La place nous faisant défaut, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer pour cette connaissance à l’ouvrage de C. Lenient : La satire en France au moyen âge. Trouvères et troubadours dénonçaient l’avidité du clergé, la sodomie qu’il pratiquait. Jean de Vitry constatait, devant les scandales de la sodomie monacale, que celui qui entretenait publiquement une ou plusieurs concubines était un homme exemplaire. Le pape Innocent III lui-même disait de ses cardinaux, évêques et autres pieux personnages : « Ils ne connaissent d’autre Dieu que l’argent, ils ont une bourse à la place du cœur. » Dans sa Bible, Guyot de Provins s’exprimait violemment contre la fourberie, la paresse, la gloutonnerie, les débauches cléricales. Les sirventes des troubadours furent une protestation véhémente contre la Guerre des Albigeois. L’oeœuvre la plus remarquable de la satire de la société féodale et religieuse est le Roman de la Rose, dans la seconde partie dont Jean de Meung est l’auteur. Des esprits « distingués » affectent de nos jours de dédaigner cette œuvre « incompréhensible et ennuyeuse ». Avec juste raison, R. de Gourmont a observé que le Roman de la Rose connut pendant deux siècles un succès ininterrompu auprès d’un « large parti d’esprits libres, amoureux de la vie et de la beauté », et d’un « public singulièrement intelligent et délicat ». On retrouverait difficilement un tel parti et un tel public aujourd’hui. Rutebeuf, dans sa défense de l’Université contre les moines, le roi et le pape, Villon, dans ses Testaments, Olivier Basselin et ses compagnons, dans leurs chansons contre les « goddams » du temps de la Guerre de Cent ans qui venaient bousculer les tables autour desquelles ils buvaient joyeusement, firent aussi œuvre satirique.

Entre le moyen âge et les temps modernes, deux œuvres dominent de très haut cette époque de formation de l’esprit critique et mettent la satire au-dessus de toute autre littérature. Ce sont l’Enfer, de Dante, et le Gargantua et Pantagruel, de Rabelais. L’une a apporté, au crépuscule du moyen âge, la condamnation hautaine, impitoyable, formulée avec une puissance d’accent qui n’a d’égale que la passion magnifique de son inspiration, de la société féodale et de son œuvre d’écrasement de la vie, d’étouffement de la pensée. L’autre a fait entendre à l’aurore des temps modernes les aspirations d’un monde nouveau, la voix fraternelle de la sagesse,

appuyée sur la science « nourricière du monde » et la conscience, contre l’ignorance, la superstition et la violence. Sous la forme joyeuse de la raillerie énorme, truculente, parfois scatologique que la prudence imposait à qui ne voulait pas être brûlé vif, Rabelais a exprimé la protestation anticipée, et non moins énergique, de la nouvelle espérance humaine contre toutes les forces qui cherchaient à entraver sa marche vers la vie, la lumière et la liberté. Et Rabelais est allé si loin au fond des choses et dans le lointain de l’avenir que depuis quatre cents ans sa satire est toujours actuelle, qu’elle est toujours redoutée, et qu’on ne cesse pas d’amoindrir la portée de son œuvre au lieu de la mettre en évidence. Dernièrement, encore, la plus récente critique affectait de ne voir dans la « dive bouteille » en quoi « toute science est enclose », que le flacon des joyeux buveurs. (Larousse mensuel, mai 1933.) Qui donc dira aujourd’hui, dans une presse de plus en plus farcie d’imposture, que la « dive bouteille » de Rabelais est celle de cette sagesse que les hommes n’ont toujours pas su trouver ? « Science sans conscience est la perte de l’âme », disait-il. Après quatre cents ans de progrès scientifique et de développement intellectuel, le savant Langevin fait aujourd’hui cette constatation : « Le problème actuel est, en réalité, un problème de justice et non pas de technique. Il vient de ce que les nouveaux moyens d’action se sont développés trop vite dans un monde mal préparé pour les recevoir, et parce qu’au lieu de profiter à tous les hommes, ils ont été exploités surtout par des égoïsmes, individuels ou collectifs, et cela par suite d’un développement insuffisant de la justice sociale, d’une part, et de la justice internationale d’autre part. » (Vu, 1er mars 1933.) Là où Rabelais disait : conscience. le savant Langevin dit : justice. Or, c’est la même chose. Là où il y a conscience, il y a justice, et là où il y a justice, il y a conscience. Mais il n’y a pas plus justice aujourd’hui qu’il n’y avait conscience au temps de Rabelais, et la satire gargantuine et pantagruéline est toujours d’actualité. Car le monde est toujours la proie des va-t-en-guerre, des chats fourrés, des papimanes, des sorbonistes, des taupetiers, des gourmandeurs, des apedeftes, et l’on a vu se multiplier la malfaisance des Picrochole, des Toucquedillon, des Trinquamelle, des Grippeminaud, des Bridoye, des Papegaut, des Holoferme, des Janotus, tous odieux ou ridicules, « oiseaux sacrés » dévorateurs sinistres de la substance du monde, « vieux tousseux » abrutisseurs qui « abâtardissent les bons et nobles esprits et corrompent toute fleur de jeunesse ».

C’est ainsi que du bouillonnement des esprits étouffés durant douze siècles, sortirent d’abord les deux œuvres les plus considérables de la satire, celle de Dante et celle de Rabelais, et que commença la formidable éruption des trois autres siècles qui firent la Réforme, la Révolution française et le XIXe siècle.

Si l’on ignore trop, dans la littérature française, Jean de Meung et Rabelais, on oublie trop aussi, dans la littérature allemande, les « espiègleries » de l’époque appelée « sensualiste » au XVIe siècle. On voit généralement la littérature allemande dans l’idéale poésie des Minnesänger, dans leur solennité et dans leur formalisme trop souvent ridicule. On refuserait volontiers à la « lourdeur » allemande la possibilité du rire satirique comme on refuse la grâce et la légèreté à sa musique. « L’honneur national » français est, paraît-il, engagé dans ce débat ! On ne voit pas assez ce que l’esprit allemand a apporté, dans son interprétation de la réalité, de vérité et de vie, et dans la satire, de fantaisie, de gaieté, de vivacité, de raillerie et d’imagination. Le mot français espiègle vient de l’allemand Eulenspiegel (le miroir des hiboux, l’Espiègle), qui est le type le plus populaire dans la littérature d’Allemagne. Il a Panurge pour frère français. C’est lui qui a porté les plus rudes coups aux romans chevaleresques en montrant dans